Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/411

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les deux infortunés étaient complètement privés de la raison ; la tête découverte, le visage ensanglanté, ne présentant plus qu’une immense plaie, les pieds nus, coupés, ainsi que les mains, par les liens qui les avaient retenus, ils tremblaient sous une bise glaciale.


Eugène Gigoux mourut le lendemain, « de faiblesse et de fatigue ; » Jacques Penot dura jusqu’au 31 octobre, et mourut de « fortes contusions, » inscrivit-on sur la liste officielle des décès : nous connaissons la cause véritable des deux morts. Au nombre des 60 prisonniers incarcérés dans le fort Preussen, figuraient 37 habitans de Bricy : 13 moururent à Stettin ; 24 seulement revinrent à Bricy, affublés de casaques prussiennes.

Effectué trop souvent, malgré la rigueur de la température et la durée du voyage, dans des wagons découverts, le transport contribua, avec le manque d’une nourriture régulière, à débiliter les victimes, et entraîna la mort de beaucoup d’entre elles ; plus d’une fois des arrêts eurent lieu, afin d’offrir les personnes en pâture aux habitans, qui, nous le verrons, les insultaient et même les frappaient. Nancy est un des points du réseau de l’Est où le mode de transport des prisonniers put être le mieux observé. Louis Lacroix, auquel on doit un récit loyal et très modéré, a consigné dans son Journal les principales constatations :


12 septembre. — On voit descendre, par la rue Stanislas, des gens dont le visage bouleversé, les yeux rouges et humides de larmes dénotent qu’ils éprouvent une profonde affliction. L’un d’eux, que j’interroge : — Ah ! Monsieur, me répond-il, nous venons de la gare au moment où passait un train de nos prisonniers de Sedan. Ils sont entassés dans des wagons, dont beaucoup sont découverts, à peine vêtus, grelottant de froid, mourant de faim. On leur jette des pains vers lesquels ils tendent des mains avides. On leur passe des bouteilles de vin au bout d’une perche, lis remercient en pleurant, et la foule les salue et les acclame en pleurant aussi ; c’est un spectacle qui vous navre, et que je n’oublierai jamais. » Or, c’est la même chose pour tous les convois. Voilà quatre jours que ce passage a commencé, et il n’est pas près de finir...

Le mardi, 6 décembre, le thermomètre marque 12 degrés de froid... Mais que dire de ce qu’ont à endurer nos pauvres prisonniers, que l’on transporte à wagons découverts, et qui arrivent à notre gare hâves, exténués, grelottans de froid, dans un état et avec un aspect qui fait mal à voir ! La population de Nancy se surpasse pour les assister. On leur jette des cache-nez, des cabans, des couvertures...

Lundi, 12 décembre. — Retour du froid. Le matin, le thermomètre est de 12° au-dessous de 0. Il est passé encore des prisonniers français,