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« Si vous croyez pouvoir, dit M. Thiers, en reprenant son discours, obtenir de meilleures conditions, envoyez à Versailles d’autres négociateurs, vous me rendrez un grand service ; vous me soulagerez d’un poids accablant !... Ne parlez pas d’honneur devant des gens qui en ont autant que vous, mais qui mettent cet honneur à ne pas risquer de perdre leur pays pour une fausse popularité qu’on vient courtiser à la tribune ! » Il reconnaissait, il soutenait l’impossibilité d’une lutte prolongée, mais il ne doutait pas pour cela du relèvement futur de la France. « Ce traité, remarquait-il avec une sagesse particulière, n’est-il pas empreint des craintes que la France inspire encore, et quand l’ennemi vous demande une si grande partie de vos richesses, c’est dans l’espoir de vous affaiblir. Oui, c’est la crainte même qu’on manifeste par l’énormité du chiffre. Par conséquent, ce n’est pas de la France que je doute... » Il fit seulement remarquer que notre organisation militaire était brisée et en donna les raisons irréfutables. Il dit qu’on ne pouvait pas réparer ces défectuosités en quelques jours. Il dit que se battre sans avoir les forces suffisantes, c’était détruire la France. Or, par amour pour elle, il lui voulait d’autres destinées... Ah ! qu’il était difficile de faire entendre la vérité aux nations comme aux individus ! Il l’avait dite, il y a six mois. On ne l’avait pas écouté. Si aujourd’hui on voulait faire de même, « il n’aurait plus qu’à pleurer sur son pays infortuné...)> Il descendit de la tribune, la voix brisée, les yeux en pleurs, la tête inclinée, et l’Assemblée, honorant sa douleur, l’acclama. Puis on procéda au scrutin à la tribune et cinq cent quarante-six représentans contre cent sept adoptèrent le projet des Préliminaires de Paix. Je vis Jules Grévy se faire suppléer à son fauteuil par le vice-président, Léon de Maleville, et venir jeter lui-même son bulletin dans l’urne déposée sur la tribune. Ce fait, à ma connaissance, ne s’est jamais renouvelé, sauf à la Haute-Cour, car l’usage veut que le Président s’abstienne dans les divers votes.

Le scrutin proclamé dans un grand silence, Jules Grosjean apporta à l’Assemblée les adieux des députés de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin et finit par ces paroles qui augmentèrent l’émotion de tous, comme si elle eût pu être augmentée après le sacrifice atroce des deux provinces : « Vos frères d’Alsace et de Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune, conserveront à la France absente de leurs foyers une affection