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la croix et saignant aux quatre membres, l’Allemagne baissant le front sous son lourd casque de horde esclave et la France droite et fière sous la couronne des peuples souverains. Il prédit le jour où la France reprendrait la Lorraine et l’Alsace, Trêves, Mayence, Cologne, Coblentz, et comme le fatras de sa parole fatiguait l’Assemblée, il se plaignit des violences dont il était l’objet, puis il finit ainsi : « On entendra alors la France crier : « C’est mon tour, Allemagne, me voilà ! Suis-je ton, ennemie ? Non, je suis ta sœur. Je t’ai tout repris et je te rends tout à une condition, c’est que nous ne ferons plus qu’un seul peuple, qu’une seule famille, qu’une seule République... Ma vengeance, c’est la fraternité. Soyons la même République, soyons les Etats-Unis d’Europe, soyons la Fédération continentale, soyons la Liberté européenne ! Et maintenant, serrons-nous la main, car nous nous sommes rendu service l’une à l’autre : tu m’as délivrée de mon empereur et je te délivre du tien [1] ! » On applaudit sur quelques bancs, on sourit sur d’autres, et l’on considéra ce discours comme un hors-d’œuvre chimérique. Des irrévérens osèrent même dire : « C’est Jocrisse à Pathmos ! » L’heure n’était guère propre à la proclamation d’une amitié future entre la France et l’Allemagne. Nul n’en voulait alors pas plus qu’aujourd’hui.

A ce discours, Tachard ne répondit qu’un mot. C’est que les Alsaciens-Lorrains repoussaient toute idée d’annexer un jour Mayence et Coblentz, attendu que cette politique de conquête, préconisée par l’Empire, avait été une des causes de leur triste sort. Le philosophe Vacherot fit un appel vibrant à l’union de tous et maudit le droit de conquête appliqué brutalement en pleine civilisation moderne, au XIXe siècle. Il combattit la politique qui permettait de disposer d’un peuple, comme on le ferait d’un troupeau, et il tint à déclarer que son intervention avait eu pour but de maintenir, dans l’opinion publique et dans le

  1. C’est à peu près ce que le grand poète écrivait dans l’Année Terrible (Décembre § IX), où il prédisait que l’Allemagne, ayant respiré l’air de nos penseurs, deviendrait la prisonnière auguste de l’Idée et chasserait son empereur :
    Frères, vous nous rendrez notre flamme agrandie.
    Nous sommes le flambeau, vous serez l’incendie !
    Dans le même ouvrage, Victor Hugo, qui flétrissait si justement les crimes et la rapacité des Allemands, avait commencé par rendre à l’Allemagne un hommage qui semblerait aujourd’hui bien extraordinaire :
    Longtemps, comme le chêne offrant ses bras au lierre,
    Du vieux droit des vaincus tu fus la chevalière !