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la parole fut donnée à Victor Lefranc pour lire son rapport sur le projet des Préliminaires de paix. On savait déjà que ce rapport allait conclure à l’adoption du projet et une sorte de consternation, plus grande encore que celle de la veille, accablait tous les esprits. Au moment même où commençait la séance, la Garde nationale défilait sur les allées Tourny, musique en tête, et le bruit de ces instrumens qui jouaient je ne sais quel pas redoublé, parut fort insolite et ne fit qu’augmenter la tristesse générale. Quelques écrivains, au courant de l’histoire de Bordeaux, faisaient remarquer alors qu’il y avait une cruelle ironie des choses à voir démembrer la France du XIXe siècle, dans un monument consacré aux aimables loisirs de la France de Louis XV. Mais l’histoire réelle, l’histoire implacable se faisait à ce moment devant nous. J’en notais les incidens au vol, ne pensant pas que je serais amené un jour à écrire ces pages douloureuses.


Quæque ipse miserrima vidi.


Les ambassadeurs, les ministres étrangers encombraient la loge diplomatique ; on se montrait lord Lyons et d’autres personnages qui étaient accourus à la séance, anxieux de savoir si la solution finale s’accomplirait en une seule journée. Les représentans s’étaient groupés un peu au hasard. On regardait le général Changarnier engoncé dans un grand caban doublé de soie rouge, la tête couverte d’une ample calotte, sombre et rêveur ; Gambetta debout derrière un pilier de gauche au milieu des élus de l’Alsace ; Louis Blanc, qui n’avait jamais semblé si minuscule ; Victor Hugo, à la chevelure de neige, heureusement débarrassé de son képi phénoménal ; Vacherot, à la tète fine et sarcastique ; Keller, plus roide et plus émacié que jamais ; Jean Brunet, un inconnu, à la figure d’apôtre ; Emmanuel Arago, au profil bourbonien, Bamberger, à la face maigre et chafouine ; Edgar Quinet, grave et solennel, qui les uns et les autres devaient prendre part à la discussion.

Victor Lefranc, d’une voix lente et posée, l’air attristé mais résolu, supplia l’Assemblée de voter les Préliminaires tels quels. Le patriotisme l’exigeait. « Il faut regarder, disait-il avec une conviction sincère, ce qui est soumis à votre conscience, en face, du haut et du fond de votre cœur. Vous souffrirez, mais vous verrez la vérité et vous irez droit à elle. » _Sans doute,