Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
27
EN EXTREME-ORIENT.

marquez que vous ne rencontrerez nulle part d’œuvres allemandes aussi désintéressées. La propagande religieuse n’est pour les Allemands qu’un nouveau rayon qu’ils ajoutent à leur maison commerciale. Ce n’est pas tout à fait ainsi qu’en matière de foi nous entendons le mot rayon.

Mais enfin quatre siècles de colonisation européenne n’ont pas réussi à faire de Malacca une cité. Ils n’y ont pas plus créé d’esprit national que de langue. Les Chinois ignorent le Malais ; les Malais, le Chinois ; Chinois et Malais, l’hindoustani. Quelques mots anglais, quelques dénominations malaises et chinoises, quelques corruptions de termes portugais composent l’espèce de volapück qui suffit à leurs échanges. Le soir, quand les quartiers qui avoisinent la rivière s’emplissent d’une odeur de fritures en plein air, le temple hindou, les chapelles bouddhiques, les petites mosquées s’allument. Ce sont les Malais, tous mahométans, qui accomplissent le plus strictement leurs rites de piété. Du côté de l’Église catholique s’élève un bruit discordant de prières. Un seul intérêt rapproche ces races : celui du cinématographe. Il semble avoir été inventé pour les populations hétérogènes. Les Malaises et les Chinoises, qui leur ont pris leur goût des étoffes voyantes, et tous les hommes se serrent les uns contre les autres devant la toile où trépident des scènes d’amour, de meurtre, de pugilats, de guerre, de farce ou de mélodrame, dont les héros sont toujours des Européens. Les Malais vindicatifs applaudissent frénétiquement aux vendettas ; les drôleries assaisonnées de coups de poing font rire les Chinois, comme l’homme de Berlin, jusqu’aux oreilles. Ils verront bientôt défiler sous leurs yeux les tableaux de notre gloire ou de nos malheurs. Mais d’où leur viendront les films ?

Le matin du 4 septembre, le paquebot mouilla dans la baie de Penang. J’avais retrouvé mes compagnons anglais rassurés par une déclaration de Lord Kitchener qui jugeait la situation très bonne et la position stratégique des Alliés de premier ordre. Les Français se montraient un peu moins confians. Et nous apprîmes tout à coup que les Allemands étaient à Compiègne, que le siège du gouvernement avait été transféré à Bordeaux et que des Taube avaient commencé le bombardement de Paris. Nous ne comprenions rien, nous ne pouvions rien comprendre