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seuls peuvent être calculés, que les passions échappent au calcul et que les peuples le plus souvent obéissent beaucoup plus à leurs passions qu’à leurs intérêts. Ce que l’on peut constater, c’est que le détraquement causé par la guerre grandit en raison même du progrès.

Plus les organes de la vie sociale se sont perfectionnés et plus leur brusque arrêt paralyse l’existence des peuples. Durant les campagnes épiques de jadis, le rouet de la fileuse, le métier du tisserand continuaient de tourner et de battre dans les villages ; la laine et le chanvre récoltés sur place n’y manquaient pas, non plus que les débouchés pour la toile et le drap consommés par les villes environnantes. De nos jours, quelques heures suffisent pour que toutes les machines cessent de fonctionner à la fois, celles des manufactures qui produisent, aussi bien que celles des chemins de fer et des paquebots qui transportent. Les matières premières font défaut, les marchés se ferment, et le prolétaire sans travail se voit soudain plongé dans une détresse que n’a pas connue son aïeul d’un temps moins « avancé. »

Le monde moderne est une maison illuminée à l’électricité où tout s’éteint à la fois par la rupture d’un fil. Plus la civilisation se complique, plus elle est à la merci d’un accident et les contre-coups sont ressentis d’autant plus loin et plus fort que la solidarité augmente entre les nations. Or cette solidarité augmente en dépit de nous-mêmes ; elle n’est due à l’action consciente d’aucun de nous et ne pourra être mise en échec par la volonté de qui que ce soit. Les belligérans souffrent des maux qu’ils infligent dans une moindre mesure que leurs ennemis qui les éprouvent ; mais ils en souffrent aussi et les neutres en souffrent également, peut-être autant qu’ils profitent de la suppression passagère de certaines concurrences : il y a perte pour ceux qui ne peuvent pas acheter, comme pour ceux qui ne peuvent pas vendre ; le pétrole se perdait en Amérique dont les réservoirs débordaient cet été, au moment où l’on ne pouvait s’en procurer en France, et les producteurs de coton du Nouveau-Monde se voyaient ruinés devant leur superbe récolte invendue, pendant que les usines chômaient dans le vieux continent faute de textile. La panique monétaire que la guerre actuelle a suscitée s’est étendue à tout le globe et l’on sait que la crise des changes a duré plusieurs mois.