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Pour nous, Français, qui, étouffant le regret inconsolé de notre Alsace-Lorraine, n’avions pas fait depuis quarante-quatre ans un seul geste manifestant le désir de la reprendre par les armes ; nous qui, il y a deux ans, pour conserver la paix avec l’Allemagne, lui abandonnions une partie de notre Congo et qui, après le discours de Tanger en 1905, avions, ce qui est pour notre dignité un souvenir pénible, sacrifié aux susceptibilités de Guillaume un ministre clairvoyant et patriote ; nous qui étions si attachés à la paix que le monde nous croyait devenus inaptes à la guerre, notre indépendance en péril nous a fait lever tous unis d’un même cœur, et nos ‘soldats sont les dignes fils de ceux dont les ennemis disaient jadis : « Les Français vont à la mort comme s’ils devaient ressusciter le lendemain. » Mais leur mentalité n’est plus la même, et le goût des conquêtes leur est passé.

« Quand on ne peut pas se faire aimer, il faut se faire craindre, » a dit un jour le chancelier de Bülow. Contrairement à ce mot, le caractère du nouveau droit européen c’est que les « frontières naturelles » sont celles qui unissent les cœurs et que la carte politique ne doit plus se dessiner à coups de sabre. C’est aussi l’un des caractères de la présente guerre : le règne de la Force subira un nouvel échec.

Cet échec sera-t-il définitif ? A mesure que le monde marche, siècle par siècle, la « Force » perd lentement ses droits : depuis les sauvages qui commencèrent par fonder une humanité à coups de poing et qui ensuite pactisèrent, pour respirer, jusqu’au moment où les individus se sont policés en se donnant des gendarmes, la nature humaine, que l’on dit immuable, a beaucoup varié pourtant en matière de combativité. La guerre privée du moyen âge, dont le duel contemporain demeure, en France du moins, l’ultime et pâle souvenir, devait paraître indestructible lorsque, du haut en bas de l’échelle sociale, chacun vidait ses querelles à main armée : l’on trouvait naturel, au XIIIe siècle, qu’un portefaix et un laveur de laine signassent devant notaire, comme des seigneurs, « une paix et trêve pour la durée de 101 ans. »

Les promoteurs de la « Trêve de Dieu, » réglant que l’on ne se battrait pas plus de quatre jours par semaine, passèrent en ce temps-là pour des esprits aussi chimériques que le gouvernement des Etats-Unis faisant signer, l’été dernier, par vingt-deux