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IV

A quoi la victoire devait-elle donc lui servir, et quel profit pensait-elle en tirer ? C’est ici que l’Allemagne constitue un saisissant anachronisme dans l’Europe actuelle, et même dans le monde entier. Loin d’être, comme elle se le figure, à la tête du progrès, ses conceptions politiques sont en retard de cent ans. Elle parle et pense en 1914 comme on parlait et pensait en 1814. A lire les manuels du parfait conquérant ou du parfait diplomate, rédigés par ses généraux ou ses hommes d’Etat, on se croirait revenu aux classiques théories sur le droit du sabre, on se croirait assis à la table du Congrès de Vienne, où, dans de louches marchandages de couronnes et de sujets, les États se jouaient des peuples.

L’Allemagne est une jeune nation qui a de vieilles idées. Après avoir été durant des siècles, sous le nom de « Saint Empire romain germanique, » le type achevé de l’anarchie féodale, un peu plus qu’une expression géographique, un peu moins qu’un groupement hiérarchisé, elle s’est éveillée à l’unité sous l’influence de la Révolution française et des armées de Napoléon qui lui révélèrent le droit des peuples, d’où est sorti le principe des nationalités. Ce principe, nos révolutionnaires l’ont violé souvent, ils l’ont propagé toujours, et l’histoire tout entière du XIXe siècle fut celle de son triomphe, depuis la création de la Grèce et de la Belgique, jusqu’à celle de l’Italie et de l’Allemagne, pour finir par celles de la Roumanie, de la Bulgarie et de la Serbie.

Or, voici que l’Allemagne, dont le sol avait si longtemps servi de champ de bataille et dont les fils, depuis les reîtres et les lansquenets du XVIe siècle jusqu’aux contingens de la Grande Armée en 1812, avaient vendu ou donné tant de leur sang pour des querelles étrangères, l’Allemagne à peine constituée, oublieuse des maux de jadis et coiffée du casque prussien, reprend pour son compte l’entreprise de domination mondiale par les armes, cent fois tentée avec plus ou moins d’ampleur et de durée depuis l’antiquité jusqu’aux temps