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réclame Voltaire se concilie le mieux du monde avec la tyrannie, pourvu que personnellement il soit en bons termes avec le tyran. Que dit le Roi ?... Principalement, c’est Voltaire qui parle ; et il est un de ces bavards délicieux qui déclarent charmans causeurs les gens dociles à écouter. Voltaire fut enchanté de Frédéric.

Si nous cherchons les raisons véritables de cette amitié qui réunit quelque temps le plus malin Français et un Teuton, somme toute, assez rude, n’oublions pas le génie de Frédéric, les prestiges de son intelligence. Mais surtout, n’en doutons pas, ce qui séduisit Voltaire, c’est le spectacle assez pervers et très aguichant pour lui d’un Roi incrédule, délibérément libertin d’esprit, et l’ami des lumières, et l’ennemi de la superstition : roi philosophe et qui, sur le trône, réalisera peut-être les espérances des penseurs et qui, en attendant, vous divertit par les gaillardises imprévues de sa majesté ; un échantillon d’humanité tout neuf, un peu cocasse, et attrayant. Et puis, c’est un Roi. Un homme ?... Un Roi !... L’on n’a guère de préjugés et l’on dévoue un talent merveilleux à combattre l’inégalité : tout de même, on sent le prix d’une faveur royale qui vous chatouille gentiment, « Je ne laissai pas, avoue Voltaire, de me sentir attaché à lui, car il avait de l’esprit, des grâces, et de plus il était Roi, ce qui fait toujours une grande séduction, attendu la faiblesse humaine. » Ah ! Voltaire n’est pas un révolutionnaire, quant à lui. Il avait l’intelligence imprudente et, en quelque sorte, licencieuse : elle le conduisait aux extrémités d’un libre jugement. Mais il avait, pour le retenir, un bon instinct bourgeois, dans la pratique. Un bourgeois est d’abord un homme qui refuse d’être volé, un conservateur et, autant dire, un homme qui tient à conserver ses avantages, plutôt à les augmenter. Sur la question des bénéfices, pécuniaires et glorieux. Voltaire ne badine pas. Les idées qui le gêneraient ou qui le tromperaient, il les écarte ; et il redoute l’imposture. Mais aussi, les idées qu’il accepte afin de réagir contre l’imposture, il ne veut pas être volé par elles. Les contradictions qui résulteraient de tout cela, il les arrange. Et il vit habilement.

C’est ainsi qu’ayant pesé les inconvéniens et les aubaines, il partit pour la Prusse et entra dans l’esclavage d’un Roi qui avait su le prendre. On n’ignore pas ses mécomptes. Les débuts, ravissans : le Roi le flattait comme, d’habitude, ce sont les gens de lettres qui flattent les rois ; et Voltaire ne dissimule pas qu’il fut « enivré » d’encens prussien. Puis, décidément, le Roi n’était pas généreux ; de sorte que Voltaire, pour se rattraper, manigança, de concert avec un