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chiffres et le nom du prince royal, et cette devise, L’Espérance du genre humain. » Voltaire est enchanté ; Voltaire est vaincu doucement. Le prince royal lui écrit « mon cher ami » et lui promet monts et merveilles pour le jour qu’il sera sur le trône. Frédéric devint roi et aussitôt envoya au Roi de France, — aux deux rois de France, Louis XV et Voltaire, — un ambassadeur extraordinaire. Il avait choisi un manchot, parce que le ministre de France à Berlin, Valori, manquait, à la main gauche, de quelques doigts emportés par la mitraille au siège de Douai. Voltaire était alors à Bruxelles, avec Mme du Châtelet. Le diplomate s’arrêta donc à Bruxelles. « Camas (c’est le nom du manchot), en arrivant au cabaret, me dépêcha un jeune homme, qu’il avait fait son page, pour me dire qu’il était trop fatigué pour venir chez moi, qu’il me priait de me rendre chez lui sur l’heure... » C’est un peu cavalier, de la part d’un ambassadeur, cette façon de déranger les gens auprès desquels son souverain l’accrédite : Voltaire eût souhaité un protocole plus cérémonieux. Mais Camas ajoutait qu’il apportait « le plus grand et le plus magnifique présent » du Roi son maître. « Courez vite, dit Mme du Châtelet ; on vous envoie sûrement les diamans de la couronne ! »

Et Voltaire courut. « Je trouvai l’ambassadeur qui, pour toute valise, avait derrière sa chaise un quartaut de vin de la cave du feu Roi, que le Roi régnant m’ordonnait de boire. Je m’épuisai en protestations d’étonnement et de reconnaissance sur les marques liquides des bontés de Sa Majesté, substituées aux solides dont elle m’avait flatté ; et je partageai le quartaut avec Camas. » Première déception ! Voltaire attendait mieux, il attendait plus solide. Il n’a pas encore vu son royal admirateur ; avant de se lancer dans une aventure qui le tente et qui l’inquiète, il n’est qu’aux pourparlers et déjà il se demande si l’affaire est bonne : il craint que non. Les beaux esprits, dans les cafés parisiens, crèvent d’envie et conjecturent avec chagrin que sa fortune est faite. Il manque d’assurance et ne se fie qu’à moitié aux munificences que le Septentrion lui destine. Il hésite. Mais le Roi n’hésite pas. Le Roi lui annonce qu’il est à Strasbourg, en voyage et que, pour aller le voir, incognito, il poussera jusqu’à Bruxelles. Le Roi lui-même ! Et Voltaire, à l’idée d’avoir chez lui une Majesté, ne se sent plus de joie : « Nous préparâmes une belle maison. » Nous, c’était Voltaire et son incomparable amie la marquise du Châtelet. Malheureusement, à deux lieues de Clèves, le Roi tombe malade ; et c’est Voltaire qui se dérangera. Pour la seconde fois, les choses tournent un peu autrement qu’il ne l’espérait. L’ambassadeur fatigué, le Roi