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crus que je l’aimais. » Singulière petite phrase : il ne l’aime plus et la nouvelle rancune veut qu’il doute de l’avoir aimé. Il le déteste maintenant et il taquine le souvenir de son ancien attachement : plus il le taquine et mieux on devine qu’il n’est pas en querelle avec une vaine illusion d’amitié. Voltaire a aimé le roi de Prusse. Mais, bien entendu il l’a aimé à sa manière, qui n’est pas très sentimentale, ni très dévouée, ni dépourvue d’égoïsme, et surtout qui n’est point aveugle. A nul moment un Voltaire ne se trompe sur son émoi et ne se dupe lui-même sur la qualité de sa tendresse ; il sait ce qu’il éprouve et n’aide point son cœur à être plus alarmé : voilà de mauvaises conditions pour réussir en amour, et même en amitié. L’on connaît trop sa faiblesse et l’imperfection de l’autre : tant de clairvoyance est, on général, l’ennemie des passions affectueuses. Et Frédéric II était muni d’une intelligence analogue. Leurs analogies suffirent à rapprocher le monarque et le philosophe ; seulement ils se ressemblaient par des mérites et des défauts qui les devaient séparer.

Le Prussien fit les premières avances, à l’époque où il n’était que prince royal. Son père le tenant à l’écart des affaires, il occupait son loisir à correspondre avec les gens de lettres de France les plus célèbres : « Le principal fardeau tomba sur moi, » dit Voltaire, encore un peu plus flatté que mécontent. Ce furent des épîtres en vers et en prose, traités de métaphysique, de politique et d’histoire... « Il me traitait d’homme divin ; je le traitais de Salomon. Les épithètes ne nous coûtaient rien... » Et l’on échangea de menus cadeaux : le philosophe donna une très belle écritoire de Martin et reçut quelques colifichets d’ambre. C’est lui qui le raconte. Évidemment, l’écritoire lui paraît plus belle et précieuse que les colifichets d’ambre. Le philosophe ne néglige pas de compter. Il a conscience de donner plus qu’il ne reçoit. Cette impression durera tout le temps : elle lui flatte son orgueil et lui tourmente sa cupidité. Quand Voltaire était à Cirey, le prince eut l’attention de lui envoyer un ambassadeur, comme à un roi, ce baron de Keyserling que la margrave de Baireuth appelle « grand étourdi et bavard qui faisait le bel esprit et n’était qu’une bibliothèque renversée. » Le « petit ambassadeur dans la province de Raison, » selon le mot de Frédéric, était chargé de remettre à Voltaire un portrait du prince, de lui demander pour le prince la Pucelle, la Philosophie de Newton et le Siècle de Louis XIV, probablement aussi de voir un peu si le philosophe méritait la curiosité du prince. Voltaire accueillit l’ambassadeur avec mille politesses, grands et petits soins, et avec des illuminations dans le parc de Cirey : « Les lumières dessinaient les