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grande patrie. En attendant, ils acclament Guillaume II « Empereur d’Europe. »


Pourquoi faut-il que, tout de suite, même dans les inspirations les meilleures de Nietzsche, — on sente percer l’erreur du mégalomane, la folie des grandeurs ! Cet homme qui a tant étudié les Grecs, qui leur a emprunté tant de bonnes choses, n’en a oublié qu’une, celle justement sans laquelle toutes les autres vont à leur perte : le sentiment de la mesure. Il est vrai que ce n’est pas une vertu allemande. A cet égard, Nietzsche dépassait déjà les Allemands de son temps : il est d’un asiatisme effréné. Mais il faut avouer que, depuis, les pangermanistes l’ont bien rattrapé. Au fond de tout Allemand, il y a un Asiatique qui sommeille. Voilà longtemps qu’après l’avoir confronté avec l’Oriental véritable, dans les rues de Péra, dans les souks de Damas et de Beyrouth, où se déverse le flot des touristes et des commis-voyageurs teutons, je soupçonnais l’Allemand d’être un Oriental grotesque.

Il se caricature lui-même. Ses sentimens, ses idées, ses projets, il les gonfle jusqu’à l’exagération dérisoire, jusqu’à l’explosion dans le ridicule. Il n’a pas plus le sens de la perfection que celui de la mesure, il ne sait pas s’arrêter à temps. C’est ainsi que Nietzsche qui, pourtant, a de belles phrases sur l’équilibre et le fini de l’art grec, comme de l’art français, se laisse emporter malgré lui par l’outrance germanique. Il confond la force avec la brutalité, il pousse l’amour de la discipline jusqu’à la cruauté contre soi-même et contre les autres. Cela devient du sadisme politique et militaire, un besoin de faire souffrir pour exalter les énergies. Il ne rêve que de couper, de trancher et d’inciser. « Inciser dans la vie, » tel est le devoir et la fonction du surhomme. Sa haine de tout ce qui peut gêner la libre expansion de la vie le conduit à la haine du passé, à l’emploi raisonné et systématique de la destruction. Car le fond irréductible de barbarie qui persiste chez l’Allemand se mêle et s’aggrave de pédantisme. Nietzsche, qui s’évertuait à tout renouveler des Grecs, a inventé exprès sa double théorie de l’esprit dionysien et de l’esprit apollinien, pour justifier et glorifier la double tendance de l’âme allemande. L’esprit dionysien,