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Outre les défauts de son caractère, ceux de son esprit et de sa race : cette tension perpétuelle, ce parti-pris d’ahurir le lecteur, de le choquer et de le blesser par des paradoxes tranchans et contondans de la plus lourde sorte. Puis, sa prose fumeuse, qui passe pourtant pour un des chefs-d’œuvre de la prose allemande. (Mais Dieu sait ce qu’il a dit lui-même de la prose allemande !) C’est une torture pour un cerveau français que de repenser, après lui, ses idées, sous la forme et dans l’ordre qu’il leur a imposées. Il n’est vraiment net (et d’une netteté saisissante) que dans ses sentences les plus concises, auxquelles il excelle à donner des titres qui les fixent immédiatement dans la mémoire. Il a le génie des titres. Il sait trouver l’étiquette définitive d’une pensée. Mais, dès qu’il dépasse les limites de la sentence très courte, il vous laisse en plein brouillard. La dissertation ne lui réussit pas, et sa poursuite de la profondeur contribue encore à obscurcir ses laborieux développemens. Les choses les plus simples prennent pour lui une signification mystique. Il leur invente les explications les plus lointaines et les moins naturelles. C’est ainsi que, dans ses Origines de la tragédie grecque, il a compliqué singulièrement l’art de chercher midi à quatorze heures.

Enfin, ses continuelles attaques contre le christianisme, — la plupart du temps grossières et injustes, — ces diatribes où il a ramassé tout ce qui traîne de calomnieux contre les Juifs et les Chrétiens, depuis Celse jusqu’à Voltaire, — tout cela achève d’indisposer contre lui un lecteur français, surtout lorsqu’il reconnaît, là et ailleurs, dans l’œuvre de Nietzsche, des imitations ou des réminiscences alourdies, ou d’une déplaisance agressive, de nos moralistes et de nos psychologues les plus fins et les plus aimables. Les truculences même de Flaubert, les férocités paradoxales de Baudelaire, il trouve le moyen de les outrer encore. Sa morale et sa politique, moulées (sur la description d’une aristocratie impitoyable et d’une plèbe de mercenaires et d’esclaves, semblent extraites de Salammbô.

Oui, tout cela irrite, et cependant, à mesure qu’on le lit, une admiration qui, par endroits, va presque jusqu’à la sympathie combat cette répugnance première. Pour ma part, je l’avoue, j’en arrive à pardonner à Nietzsche ce qu’il a d’odieux, non pas seulement parce qu’il a été très malheureux et très méconnu, ayant du génie (lui-même repousserait ce genre de pitié), mais parce