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peuple entier, pris de vertige, imite les pire démens et les casse-cous les plus aventureux de l’histoire.

Mais il ne faudrait pas croire que cette folie puisse être traitée à la légère ; il ne faut pas surtout qu’elle nous cache ce qu’il y a à retenir pour nous dans les théories pangermanistes. Déjà des rêveurs incorrigibles s’empressent de déclarer que la mégalomanie de nos voisins ne résistera pas à une cure de lumières, que les revers de leur politique outrecuidante et barbare ne tarderont point à leur dessiller les yeux et que, désabusés, ils finiront par se tourner vers la pure splendeur de nos immortels principes. Quelle naïveté ! Comment espérer qu’un peuple, qui, avec tous les défauts, a aussi toutes les énergies impérialistes, s’en désaccoutume si facilement ? Et même, en admettant qu’ils y arrivent, serait-ce une raison pour nous de méconnaître la force que leur impérialisme leur a valu dans la lutte actuelle ? Cette obéissance passive, ce dévouement absolu à la chose allemande, cette abdication paradoxale de la dignité humaine sous une discipline de fer sont pour quelque chose dans la formidable organisation militaire, contre laquelle nous nous défendons depuis des mois, au prix de notre sang.

Il en va de même pour la folie de Nietzsche, — qu’on l’appelle aussi comme on voudra ! Sans doute, on peut être sévère pour ses extravagances et ses perversions intellectuelles, pour son prussianisme moral. Mais, à côté du pire, il a tout un enseignement vigoureux, dont il importe plus que jamais que nous fassions notre profit.


Ce qu’il a de mauvais saute aux yeux tout de suite. Ses défauts sont énormes comme ses qualités. Et d’abord son détestable caractère, cet orgueil malade, qui corrompt même en lui des sentimens très purs et très généreux (car il en était parfaitement capable). Et puis, cette « volonté de puissance, » pour reprendre un de ses mots, ce besoin de dominer, qui, mal dirigés, lui ont fait commettre quelques vilaines actions. Rien de plus pénible que l’histoire de sa rupture avec Wagner et la longue rancune qu’il lui garda jusqu’après sa mort. Il est impossible d’attribuer cette brouille à un autre sentiment que la basse jalousie. En tout cas, rien ne l’excuse d’avoir attaqué publiquement son ancien ami.