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« Messieurs, répondit M. Thiers avec une certaine, hauteur, la France est encore assez grande personne pour s’occuper elle-même de ses affaires. Elle n’a pas besoin de tuteurs, surtout de tuteurs étrangers. Je ne sais à quelle somme elle sera condamnée, mais elle y pourvoira, je vous l’affirme. » Après un débat assez vif où il fut question de six milliards et où M. Thiers dit que ce serait un chiffre inouï, car il semblait fait pour écraser le crédit français et bouleverser en même temps la situation monétaire, la négociation fut encore renvoyée au lendemain vendredi 24. Bismarck reprit alors la question de l’indemnité de guerre qui le préoccupait très visiblement, plus que l’entrée à Paris. Il fit remarquer que la guerre coûtait plus de deux milliards à la Prusse, que le matériel était à réparer presque tout entier, que les pensions et secours de veuves et des nécessiteux formeraient un chiffre énorme et qu’il fallait prévoir des dons et des dotations considérables pour les chefs illustres et les hommes les plus méritans. Il ne disait pas qu’il comptait bien recevoir lui-même, avec un titre princier, un château, un domaine immense et peut-être un ou deux millions comptant. À ce moment, surgit un incident qui faillit tout gâter. Le ministre de Suisse, un excellent homme, M. Kern, avait cru devoir s’interposer pour obtenir quelque adoucissement aux exigences de la Prusse. Et pour comble de malheur, l’Angleterre elle-même, sortie de sa torpeur, par l’organe de lord Granville, avait tenté la même démarche. À peine eut-il connu les propositions de la Suisse et de l’Angleterre que le comte de Bismarck, de courtois qu’il était encore, devint grossier. Il reçut M. Kern comme on reçoit un chien dans un jeu de quilles et le mit quasiment à la porte de son cabinet. Il s’emporta avec fureur contre la perfidie anglaise et cria qu’on voulait détruire toute son œuvre, et la compromettre abominablement. Déjà, l’État-major l’accusait de recommencer le coup de Nikolsbourg et de sacrifier tous les avantages obtenus au prix du sang, du temps et des plus cruelles épreuves. Il se retourna vers M. Thiers et lui dit : u Vous me demandez l’impossible ! Vous voulez me perdre de réputation ! Je ne m’y prêterai pas ! » Il se répandit alors en un flot de paroles confuses où l’allemand se mêlait au français. M. Thiers, qui ne fut jamais aussi maître de lui-même, le laissa dire. Puis, profitant d’une accalmie, il fit entendre que jamais la France ne donnerait six milliards.