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L’Empereur répondit avec une grande dignité qu’il était sûr de la discipline rigoureuse de ses soldats et que tous obéiraient à ses ordres. Le chef du Pouvoir exécutif essaya de faire entrevoir les dangers d’une paix trop rigoureuse. L’Empereur répondit qu’il fallait une compensation équitable pour les sacrifices imposés à l’Allemagne par la guerre. Il n’était pas d’ailleurs le maître absolu, il se devait tout entier aux exigences de la situation. Il termina l’entretien par des paroles très aimables pour M. Thiers lui-même, mais il ne céda rien. On l’avait visiblement chapitré à ce sujet. — À ce moment, M. Thiers paraissait accablé de fatigue, et j’entendis des membres du Bureau le prier de se reposer et d’ajourner même, s’il le fallait, ses importantes explications. Mais, très désireux d’informer ses collègues et en même temps pressé d’en finir, il voulut continuer.

Il raconta qu’il était allé voir ensuite le Kronprinz, lequel parut moins exigeant que son père et lui témoigna les plus grands égards. Le prince Frédéric-Guillaume n’avait pas l’air d’attacher autant d’intérêt que son père à l’entrée des troupes allemandes de Paris, mais M. Thiers crut deviner que son opinion généreuse ne prévaudrait ni contre celle de la Cour, ni contre celle de l’État-major. La suite de l’entretien avec le comte de Bismarck fut très pénible. Le sort de Metz fut longuement discuté, et M. Thiers put se rendre compte que, sans les exigences inébranlables de M. de Moltke, le chancelier aurait peut-être cédé à cet égard. Comme Bismarck s’étonnait des objections multiples et tenaces de son interlocuteur, M. Thiers lui répondit : « Négocier, c’est discuter… Pourquoi ne pas négocier suivant les règles d’usage ? » M. de Bismarck répliqua : « Vous me permettrez en tout cas de remettre la suite à demain, car j’ai encore des avis et des renseignemens à prendre. » M. Thiers dit que cette remise soudaine l’inquiéta, car elle laissait prévoir de nouvelles exigences et de dangereux assauts. En effet, le lendemain jeudi, c’est devant le banquier Bleischrœder et le comte Henckel de Donnesmarck que la conversation s’engagea en premier lieu. Ces deux hommes, très habiles et très au courant de nos affaires, ne se gênèrent pas pour offrir aussitôt, avec une douceur hypocrite, leurs bons offices au chef du pouvoir exécutif. Ils se disaient prêts à donner les six milliards requis à la condition de prendre en mains nos contributions et d’en surveiller la recette et l’emploi.