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les avez devinés. — Lesquels ? demanda M. Greppo. — Lesquels ? réplique M. Thiers, mais vous vous en doutez bien. L’agitation, le trouble, la révolte de Paris. Quelques soldats ont fraternisé, hélas ! avec la populace, place de la Bastille. Cela est un mauvais signe. Le préfet de police craint d’être débordé. Sous prétexte de patriotisme, on agite les plus mauvais instincts. Si vous votez en quelques heures les préliminaires, vous n’aurez imposé à Paris que la présence d’un échelon de 30 000 soldats étrangers. Si vous perdez au contraire votre temps en des débats sans portée sérieuse, vous forcerez Paris à recevoir, en deux autres fois, 60 000 soldats de plus... Eh bien ! je déclare que cette triste nécessité est au-dessus des forces de la capitale. — Une fois, c’est déjà trop ! remarqua M. Floquet. — En tout cas, reprit M. Thiers, il faut en finir au plus tôt, car autrement on imposerait à la capitale une douleur trop longue et trop cruelle. Les Prussiens, qui comptent sur nos divisions intestines et sur notre amour exagéré de la parole, croient que cette discussion durera plusieurs jours. Je n’ai rien dit pour les en détromper ; mais nous, Messieurs, agissons de manière à leur montrer que plus notre discussion sera rapide, plus elle allégera les souffrances du pays et que, par conséquent, nous aurons tout sacrifié au plus pur patriotisme... Je suis très fatigué, Messieurs ; j’ai quitté Paris hier soir après des journées de bataille sans nom avec un adversaire implacable, et je n’ai pas eu depuis ce temps un moment de repos... Ici même on me harcèle de toutes parts, et de Paris m’arrivent à chaque heure des dépêches qui me supplient de faire vite, d’obtenir de vous une prompte ratification... — Sans phrases ? demanda ironiquement un membre du Bureau. — Non, monsieur. Vous pouvez discuter, mais faites-le rapidement dans l’intérêt même de votre cause ! — Comment cela ? Est-ce que l’Alsace n’est pas déjà immolée ? — Qui la reprendra, demande M. Thiers, si vous nous livrez tous à l’ennemi ? Il est des sacrifices terribles, mais momentanés, et je compte bien, moi aussi, sur un avenir réparateur... Vous vous plaignez, vous vous désolez, vous nous incriminez même ! Est-ce que vous pensez que nous qui avons assumé l’effroyable tâche de conserver à la France tout ce que nous pouvions de territoire et de ressources, nous n’avons pas gémi, nous n’avons pas lutté, nous n’avons pas souffert ? Si vous saviez, — et je ne puis m’étendre là-dessus, — si vous saviez quelles étaient