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a-t-il quelqu’un qui pourrait nous dire qu’il y a quelque chose de plus pressant que cela ? » Les bravos et les applaudissemens unanimes de l’Assemblée interrompirent l’orateur pour attester qu’il avait dit juste et que chacun l’approuvait. « Y a-t-il quelqu’un ici, continua M. Thiers, qui oserait discuter savamment des articles de Constitution, pendant que nos prisonniers expirent de misère dans des contrées lointaines ou pendant que nos populations sont obligées de livrer aux soldats étrangers le dernier morceau de pain qui leur reste ? (Sensation marquée.) Ah ! sans doute, lorsque nous aurons rendu à notre pays les services pressans que je viens d’énumérer, quand nous aurons fermé ses plaies, ranimé ses forces, nous le rendrons à lui-même, et, rétabli alors, ayant recouvré la liberté de ses esprits, il verra comment il veut vivre. (Vive approbation.) Quand cette œuvre de réparation sera terminée, le temps de discuter, de peser les théories du gouvernement sera venu, et ce ne sera plus un temps dérobé au salut du pays. Déjà un peu éloignés des souffrances d’une révolution, nous aurons retrouvé notre sang-froid ; ayant opéré notre reconstitution sous le gouvernement de la République, nous pourrons prononcer en connaissance de cause sur nos destinées, et ce jugement sera prononcé non par une minorité, mais par la majorité des citoyens, c’est-à-dire par la volonté nationale elle-même. » (Nouvelle approbation.)

Telle était la politique que conseillait M. Thiers, tel était le pacte qu’il considérait comme seul possible et adapté aux circonstances douloureuses où l’on se trouvait alors. « Unissons-nous, Messieurs, disait-il dans une péroraison qui fut unanimement applaudie, et disons-nous bien qu’en nous montrant capables de concorde et de sagesse, nous obtiendrons l’estime de l’Europe et son concours, et de plus le respect de l’ennemi lui-même. Ce sera la plus grande force que vous puissiez donner à nos négociateurs pour défendre les intérêts de la France dans les graves négociations qui vont s’ouvrir. » Jules Favre a pu affirmer avec raison que ce fut un des plus beaux discours de M. Thiers, un morceau capital au point de vue politique, et très remarquable comme modèle d’éloquence parlementaire. L’effet en fut énorme et il dure encore. « Le temps ne l’a pas affaibli, disait Jules Favre, et l’abus regrettable qu’en a fait l’esprit de parti n’a servi qu’à mettre mieux en relief la sagesse des concepts qu’il renferme. »