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uniquement dépendu de la volonté de l’Empereur. Ce serait donner à son personnage, si criminelle qu’elle fût, une grandeur qu’il ne mérite pas. Il n’a été que l’expression, à la fois docile et impérative, d’un peuple perverti par le culte d’une Idole.

Je songe aux jolies pages inhumaines des Dialogues Philosophiques que Renan composait jadis, pendant la Commune, sous les ombrages de Versailles. Il s’amusait à imaginer des tyrans savans qui mèneraient le reste des hommes comme un bétail. Ils auraient concentré dans leurs mains toutes les forces de l’humanité et formeraient une ligue qui, grâce à la Science, disposerait de l’existence de la planète. Le jour où la Science leur aurait fourni le moyen de la détruire, leur souveraineté serait établie. Ils régneraient par la terreur absolue : on peut presque dire qu’ils seraient dieux. Cette rêverie d’un dilettante, épris de son savoir et tout imbu de philosophie allemande, est devenue l’acte de foi d’une nation d’industriels forcenés. Voilà ce que leur répétait leur Idole, en les incitant à se débarrasser sur les têtes de leurs rivaux du prodigieux stock d’obus perfectionnés, dont leurs commis-voyageurs en espionnage leur avaient assuré le succès. La guerre pour ces gens-là n’a été qu’une affaire commerciale, garantie par la Science.

Cette façon de l’envisager, dont ne se cachaient point les commerçans de Shanghaï, n’offusquait aucunement le « bétail » chinois, assez enclin à croire que le commerce est l’âme de la guerre. Et il était persuadé que les Allemands reviendraient des champs de bataille couverts d’or et chargés de cotonnades. Nos conceptions du droit et de l’honneur ne lui sont pas encore très familières. Ah ! comme nous sentons les Japonais plus près de nous ! Jadis, je n’étais arrivé au Japon qu’après avoir visité quelques coins de la Chine, et le monde japonais ne m’avait d’abord frappé que par son manque de couleur et un rapetissement des êtres et des choses. Aujourd’hui que je revoyais les Chinois en quittant les Japonais, il me semblait que l’atmosphère s’était épaissie et que nous avions laissé derrière nous, avec la politesse et les manières aimables, tout l’idéalisme de l’Extrême-Orient.

Nous avions quitté Shanghaï le 21 août. Les dépêches de source allemande prétendaient que le 7e corps français avait