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EN EXTREME-ORIENT.

peuple chinois. Les enfans y pullulent comme dans les rigoles d’un fumier des mouches de couleur. Les artisans, derrière leurs établis, travaillent, sans lever le nez de leur ouvrage, au milieu des clameurs de pousse-pousse et des chamailleries de grosses commères hommasses, dont la blouse noire a le luisant d’une toile cirée sous la pluie. On n’y rencontre plus guère de femmes aux petits pieds difformes, pareils à des moignons ; mais les jeunes gardent, avec leurs grands pieds, la démarche sautillante et ce balancement de fleurs agitées par le vent, qui est pour les Chinois la suprême élégance.

Ce prodigieux entassement d’existences humaines, derrière lequel on en subodore des millions d’autres, vous impose à la longue l’accablement mélancolique des forêts sans clairière. Le miracle de la vie y perd de sa valeur. On arrive presque à comprendre ce Mandarin chinois qui remerciait des missionnaires du dévouement qu’ils avaient prodigué autour d’eux pendant une famine, et qui ajoutait : « Oui, vous avez été très bons : vous en avez sauvé beaucoup. Mais pourquoi avez-vous pris toute cette peine ? Il y a tant de Chinois ! » Il y en a tant, en effet, qu’il semble que, du seul fait de leur masse, les courans européens, et même les plus proches, ne peuvent pénétrer jusqu’à eux. Dans les ruelles encombrées de la vieille ville, on est à deux pas et à mille lieues de la nouvelle. Les mots anglais, qui traduisent au-dessus de quelques échoppes l’enseigne chinoise, ne doivent point abuser le passant. Nous avons longuement erré à la recherche d’un temple fameux et d’un étang où s’élève une maison de thé à deux étages. Tout le monde les connaît ; mais nous n’obtînmes de personne le moindre renseignement. Pourtant mon compagnon était un remarquable spécialiste en caractères chinois. Comme les gens n’entendaient aucun terme d’aucune langue étrangère, il traçait sous leurs yeux les caractères qui signifient étang, maison de thé, temple. Sauf un sergent de ville qui nous conduisit à une boutique d’antiquités où grimaçaient des dieux de bronze, les autres n’essayèrent même pas de nous comprendre. Pareille aventure ne nous serait jamais arrivée au Japon, où le petit peuple, autant par curiosité que par amour-propre et par obligeance naturelle, ne lâche point les étrangers qu’il n’ait enfin deviné leur désir. Et, quand il l’aura deviné, il se plaira même assez souvent, en guise de récompense, à leur faire répéter les mots de la langue dont ils se