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dant du Paul Lecat, des Messageries maritimes, qui entrait, le 4 août, au détroit de Simonoseki, n’avait pas été mieux servi par sa vieille connaissance, le pilote japonais. L’homme avait regardé le bout de ses pieds et lui avait répondu : « Du nouveau ? Non. Pas grand’chose. » Du reste, la prudence du commandant s’expliquait ici par le nombre de ses passagers allemands et américains, que la rencontre d’un croiseur japonais, accompagné de cinq contre-torpilleurs, avait déjà légèrement agacés.

À peine débarqués à Shanghaï, nous courûmes aux dernières nouvelles. Elles étaient insignifiantes. Les télégrammes portaient que nous avions coulé un croiseur autrichien et que nous avions pris Sarrebourg. De la grande bataille imminente, rien. Il faut apprendre à se tranquilliser à peu de frais. Ce silence, que nous ne pouvions encore interpréter, nous permettait du moins d’écouter et de recueillir quelques-unes des rumeurs de la ville.

Assise sur la rive plate de son large fleuve, comme au bout d’une avenue de manufactures et d’usines, Shanghaï est devenue une des plus belles villes de l’Extrême-Orient, une des reines du cosmopolitisme. Son activité ne paraissait pas avoir été ralentie par la guerre. La concession internationale, qui borde une partie du rivage, possède les grands hôtels, les banques, les maisons de commerce, des magasins de luxe. Elle se prolonge par la concession française, plus modeste, moins animée, avec des rues dont le nom seul vous glace, même au mois d’août, comme celui de Rue de l’Administration. Toute notre force présente et le meilleur de notre avenir sont plus loin, à l’extrémité d’un boulevard nouvellement percé et déjà assez imposant, dans l’ancien petit village de Zi-ka-wei, où les Jésuites ont édifié leur célèbre Observatoire, et qu’ils ont transformé en une cité d’apostolat, d’étude et de charité. Derrière cette façade européenne, s’étend une autre ville à demi européanisée : les Chinois s’y prélassent dans leurs maisons dorées et vernies, et dans leurs grands restaurans aux balcons sculptés et aux escaliers de marbre. Mais, à côté, grouille la vieille ville, la vraie ville chinoise, toujours vivante, dont les boyaux enchevêtrés, crasseux et polychromes, font de toutes les odeurs qui s’y confondent, — parfums de toilette, relens de cuisine, exhalaisons d’égout, sueurs humaines, — l’odeur, unique au monde, du