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français, et leurs lecteurs s’intéressent à tout ce qui nous touche. Nos écrivains sont lus et appréciés, nos conférenciers applaudis par un public enthousiaste. Beaucoup de jeunes Roumains achèvent leur éducation en France et l’on voit des familles peu aisées s’imposer de véritables sacrifices pour envoyer leurs fils dans nos collèges et nos universités, leurs filles dans nos pensionnats. Naguère, malgré la différence de religion, beaucoup même étaient élèves dans nos couvens. Dans le cabinet actuellement au pouvoir, la plupart des ministres ont fait leurs études supérieures en France et le Président du Conseil, M. Bratiano, est sorti de notre Ecole Polytechnique.

Le roi Carol n’est donc point parvenu, malgré son influence, à imposer les sympathies allemandes, ni la Kultur germanique à ses sujets[1].

D’autre part, les rancunes contre la Russie, qui avaient perdu beaucoup de leur acuité depuis quelques années, paraissent éteintes, surtout depuis qu’on a vu Petrograd et Paris soutenir le gouvernement de Bucarest dans la question de Silistrie contre l’hostilité de Vienne et de Budapest. Les Roumains se sont aperçus d’ailleurs que l’acquisition de la marécageuse Dobrudja, qui leur a valu un beau port sur la mer Noire (Constantza), n’était pas si méprisable. Aujourd’hui, le sentiment roumain est soulevé contre l’empire austro-hongrois, où trois millions de leurs congénères gémissent en Transylvanie, sous la dure férule des Magyars, qui ne les autorisent même pas à porter leurs doléances au pied de l’Empereur-roi[2]. Il fut un temps, néanmoins, où Carol se plaisait à rappeler dans des conversations particulières qu’il avait, en dehors de son royaume, plusieurs millions de sujets, encore séparés de la mère-patrie. Mais, en 1883, la Ballplatz s’émut fort d’un incident qui s’était produit à Jassy

  1. Les Allemands ne se font pas d’illusions à cet égard : « Par habitude, écrivait le rédacteur de la Täglische Rundschau, nous estimons trop haut la situation de la dynastie en Roumanie. Le roi Carol ne pourrait pas gouverner contre l’opinion publique de son pays, même s’il n’était pas un vieillard. Mais c’est un vieux monsieur maladif et presque tous les membres de la jeune génération de sa maison sont dépourvus de toute prédilection sentimentale pour la manière allemande. Ils appartiennent, de par leur culture, à la zone parisienne. »
    (Täglische Rundschau, 26 mars).
  2. En 1894, le tribunal de Kolozsvar (Cluj en roumain) a condamné à des peines variant de huit mois à cinq ans de prison et à de formidables amendes, les auteurs d’un Mémorandum conçu dans les termes les plus respectueux où étaient exposés à l’Empereur-roi les doléances des Roumains de Transylvanie.