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la preuve quelques mois plus tard, quand la cour d’appel de Bucarest acquitta les auteurs des désordres du 22 mars, comme on avait acquitté les émeutiers de Ploïesti, « pour défaut de preuves. » Carol, ayant aussitôt déplacé le président par mesure disciplinaire, beaucoup de magistrats répondirent à cet acte en envoyant leur démission, et ils furent approuvés par l’opinion.

Ces quelques faits, choisis entre bien d’autres, donnent une faible idée des difficultés avec lesquelles le Prince se trouva aux prises durant les premières années d’un règne qui devait être finalement si glorieux. Encore n’avons-nous parlé ni de la question juive, — particulièrement délicate dans un pays où, malgré toutes les mesures d’ostracisme prises contre elle, la population israélite a passé, en un siècle, du chiffre de dix mille à celui de trois cent mille âmes et au-delà, — ni de la crise financière, ni des difficultés soulevées à maintes reprises par la Porte, inquiète, à juste titre, des allures de plus en plus indépendantes prises par son « vassal. » Longtemps obligé de ronger son frein, l’ancien élève de Moltke consacrait tous ses efforts à créer une organisation militaire qui lui permit de secouer un jour « les liens indignes » qui l’attachaient au Croissant. L’heure propice sonna enfin en 1877, et Carol, qui avait souffert toute l’année précédente de ne pouvoir assister efficacement les Balkaniques dans leur soulèvement, profita de la guerre déclarée par la Russie à la Porte pour rompre définitivement avec son suzerain. Le 21 mai 1877, la Chambre proclama l’indépendance roumaine dans une séance solennelle : le prince se vit alors acclamé par ses pires adversaires de la veille et Bratiano se fit l’interprète de l’enthousiasme général en le saluant, par avance, du titre de « premier roi de Roumanie. » Le soir, toute la ville était illuminée ; une foule joyeuse se répandait dans les rues où la jeunesse dansait la hora (la danse nationale). Le 26, Turcs et Roumains échangèrent les premiers coups de canon sur les bords du Danube.

Nous n’avons pas à rappeler ici le rôle décisif joué dans la guerre turco-russe par la jeune armée roumaine, dont nul encore ne soupçonnait la valeur. Le Prince, ayant pris le commandement, agit d’abord indépendamment de l’armée russe. La Russie, entendant tirer seule profit de ses victoires, avait déclaré à plusieurs reprises n’avoir nul besoin du concours des Roumains et Gortchakof avait seulement demandé, —