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l’Autriche essayait de se reprendre et proposait à la Russie de remettre en discussion « le fond même » de l’affaire serbe, c’est lui qui, très froidement, a brusqué la situation et déchaîné la tempête. Le monde en a été surpris, mais ni M. Cambon ni ceux qui avaient lu ses avertissemens prophétiques ne pouvaient l’être. Il avait suivi et décrit avec un sens psychologique très fin les transformations qui s’étaient produites dans l’âme impériale. « A mesure, disait-il, que les années s’appesantissent sur Guillaume II, les traditions familiales, les sentimens rétrogrades de la Cour et surtout l’impatience des militaires prennent plus d’empire sur son esprit. Peut-être éprouve-t-il on ne sait quelle jalousie de la popularité acquise par son fils, qui flatte les passions pangermanistes et ne trouve pas la situation de l’Empire dans le monde égale à sa puissance. Peut-être aussi la réplique de la France à la dernière augmentation de l’armée allemande, dont l’objet était d’établir sans conteste la supériorité germanique, est-elle pour quelque chose dans ces amertumes, car, quoi qu’on en dise, on sent qu’on ne peut guère aller plus loin. » Il y a beaucoup de choses dans ces quelques mots ; ils conduisent M. Cambon à cette conclusion : « L’hostilité contre nous s’accentue et l’Empereur a cessé d’être partisan de la paix. »

L’Allemagne avait cru intimider la France, par l’augmentation de ses propres forces militaires, au point de l’hypnotiser dans l’inertie. Il n’en a rien été, comme on le sait, et la colère à Berlin en a été violente. Eh quoi ! la France se mettait en mesure de se défendre ! Était-ce croyable ? Était-ce admissible ? Il y a, à ce propos, dans le Livre Jaune, un trait qui vaut la peine d’être relevé parce qu’il illumine tout un état d’âme. Il se trouve dans un rapport de notre attaché militaire. « Depuis quelque temps déjà, dit le lieutenant-colonel Serret, on rencontre des gens qui déclarent les projets militaires de la France extraordinaires et injustifiés. Dans un salon, un membre du Reichstag, et non un énergumène, parlant du service de trois ans en France, allait jusqu’à dire : « C’est une provocation, « nous ne le permettrons pas. » De plus modérés, militaires ou civils, soutiennent couramment la thèse que la France, avec ses quarante millions d’âmes, n’a pas le droit de rivaliser ainsi avec l’Allemagne. » N’a pas le droit : ce mot dit tout. Peut-être ne l’aurions-nous pas bien compris hier, nous le comprenons aujourd’hui que les savans allemands ont imprudemment étalé devant le monde stupéfait leur pensée arrogante et dominatrice. Ne sont-ils pas les plus nombreux, les plus gros, les plus forts ? Il est donc contre nature et dès lors