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chasteté seule de ses amours, on le sait, en égala le nombre, et l’infortune. Jamais il ne se consola d’avoir vécu solitaire, sans une compagne, sans un foyer. Jusqu’à la fin, il se plut dans la société des femmes, des jeunes filles surtout, honnêtes et belles. « Beethoven, lui disait un jour une de ses admiratrices, qui était aussi son interprète, Beethoven, quel beau front vous avez ! — « Eh bien ! répondit-il, sérieux et triste, baisez-le, ce beau front. »

Une main de femme essuya sur ce beau front la sueur de l’agonie. Mme Hummel se trouvait auprès du mourant et plusieurs fois, de son mouchoir de batiste, elle effleura pieusement le visage du maître. « Jamais, dit un témoin, jamais je n’oublierai le regard de reconnaissance, le regard brisé, dont la regardèrent ses pauvres yeux. »

On sait comment il mourut, au bruit d’un orage effroyable. Près de rendre le dernier soupir, il ouvrit les yeux et leva le poing, d’un air menaçant, comme s’il disait : « Puissances ennemies, je vous brave. Retirez-vous, Dieu est avec moi. » Il pouvait le dire, ayant reçu quelques jours plus tôt les sacremens. Il les avait reçus avec simplicité, avec respect, disant au prêtre : « Je vous remercie, vous m’avez fait du bien. » Courageux, héroïque jusqu’à la fin, il ne put l’être sans un trait et comme une pointe finale de cette ironie un peu brusque dont il était coutumier. Comme les médecins quittaient sa chambre, pour la dernière fois, il se tourna vers les assistans et dit : « Plaudite, amici, comœdia finita est. »De quelle comédie parlait-il ? De la suprême consultation peut-être ? Ou peut-être de sa propre vie. Mais alors il aura pris le mot au sens italien, au sens dantesque et surnaturel. Comme la Commedia dont fut témoin le grand poète, celle dont le grand musicien fut le héros eut quelque chose de divin.

« Très grand sans doute… Mais non pas dans le monde de la pensée. » Décidément, en achevant de parler de Beethoven, le plus humble des musiciens ne saurait, sans une sorte d’impiété, souscrire à cette restriction de sa grandeur. Quand Beethoven a dit lui-même : « Mon royaume est dans l’air, » il ne parlait que de l’élément, subtil, et pourtant matériel, ou physique, de son génie. Mais il disait encore : « La musique est esprit et elle est âme. » Oui, même esprit. En d’autres termes, la musique est une manifestation, et comme une catégorie, non pas seulement du sentiment, de la passion, mais de l’intelligence et, — ne craignons pas le mot, — de la pensée. Dans l’œuvre d’un Beethoven, on ne fera jamais trop large la part de la logique et de l’ordre, de la raison, de l’entendement, des « idées » enfin, — musicales sans doute, — mais que tout de même on appelle,