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« Devant lui j’oubliai tout : et toi-même, et tout l’univers, » écrivait Bettina à Goethe. « A peine, » rapporte un jeune pèlerin, « à peine entré dans la maison qu’habitait Beethoven (au troisième, je crois) je fus certain de ne m’être pas trompé. Déjà son génie m’enveloppait. Écoutez ! « On dirait la voix des cloches et le grondement des orgues. » Beethoven devait être en pleine inspiration ; là-haut, assis au piano, il conversait magnifiquement avec les sons. Afin de n’en rien perdre, je montai lentement l’escalier. On eût dit que la maison tout entière se mouvait, enivrée par une ronde d’esprits fantastiques. Soudain, comme dans un autre monde, tout devint silencieux. Un serviteur ouvrit la porte. Beethoven était debout à la fenêtre, me tournant le dos. « Bonjour, Monsieur van Beethoven. » — Pas de réponse. Un peu plus haut : « Bonjour, Monsieur van Beethoven. » Pas un son, pas un geste, « Voilà, pensai-je, un début vraiment beethovenien, plein de mystère. Aussi bien la musique elle-même n’est-elle cas une énigme ? » Le domestique reparut et me dit : « Il faut parler plus fort. M. van Beethoven n’entend pas bien. »

Impressions et souvenirs d’un autre visiteur, en 1824, trois ans avant la mort du maître. « L’entrée de celui que j’attendais avec fièvre me jeta dans un si grand trouble, que la parole me manqua pour le saluer… Dès que j’en retrouvai l’usage, je vis trop bien qu’il ne m’entendait pas, qu’il était sourd. Celui qui par les sons devait parler éternellement à tout l’univers, celui-là était retranché de la vie heureuse des sons. Telle fut en moi la force d’une pareille pensée, que je ne pus retenir mes larmes et qu’en présence du maître je me mis à sangloter. Beethoven comprit aussitôt ma douleur ; la force de son caractère l’emporta et, tandis que je me plongeais dans mon chagrin, aucun nuage ne passa sur son front. Au contraire, il n’en parut que plus serein, et, comme un père câline son enfant et le console, il me caressa les joues et m’embrassa. »

Aussi touchante, sinon davantage encore, dut être certaine audience accordée par Beethoven près de sa fin à un aimable couple de chanteurs, le jeune ténor Cramolini et sa fiancée. Une audience ! Non pas, hélas ! « Chantez, mon cher Louis, dit le malade. Malheureusement je n’entends rien, mais je vous verrai chanter. » Il chanta l’Adélaïde, elle chanta l’air de Fidelio. De son lit de douleur, et déjà presque de mort, le maître les vit l’un et l’autre, et sur leurs lèvres, et dans leurs yeux, il saisit la beauté de leur chant. « C’est pitié, murmura-t-il, de ne pas… » Il allait achever : « de ne pas entendre. » Mais il n’acheva point : « Je vous remercie, ajouta-t-il seulement, pour cette