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NIETZSCHE ET LA GUERRE.

sage au milieu des armées victorieuses de son pays, ce rapide contact avec la force brutale suffit pour le griser. Jusqu’à son dernier souffle, il fut ivre de cette mauvaise ivresse. L’homme de plume, par on ne sait quelle perversion, s’éprit de l’homme de sabre. Le civilisé devint l’admirateur éperdu de la brute. Le cachectique célébra la santé débordante du gaillard joyeux, qui écrase tout autour de lui. Mais, comme il était aussi un professeur, et un professeur allemand, il fallait que son pédantisme trouvât son compte dans ses enthousiasmes guerriers. Il fallait que la barbarie savante qu’il chantait, lui apparût, — suivant son expression, — comme « renouvelée des Grecs. » L’ivresse destructrice des armées allemandes devint pour lui l’ivresse dionysiaque, la folie orgiastique du dithyrambe, qui fut la première forme de la tragédie grecque. La guerre de 1870 devint, dans son imagination, une autre guerre médique, d’où le peuple allemand allait sortir régénéré, prêt à créer, comme l’Athènes du ve siècle, une science et une civilisation nouvelles.

Assez longtemps, il tourna autour de son idée, avant de lui trouver sa formule définitive, commençant par glorifier l’État, tel que l’avait conçu Hegel, attaquant ceux qui l’affaiblissent, en affaiblissant l’instinct monarchique des peuples : « Ils l’affaiblissent en effet, dit Nietzsche, en propageant l’idée libérale et optimiste du monde, qui a ses racines dans les doctrines du rationalisme français et de la Révolution, c’est-à-dire dans une philosophie tout à fait étrangère à l’esprit germanique, une platitude romane dépourvue de sens métaphysique... Pour éviter que l’esprit de spéculation n’abâtardisse ainsi l’esprit d’État, il n’est qu’un moyen, c’est la guerre et encore la guerre !... On ne trouvera donc pas mauvais que je chante ici le péan de la guerre. La résonnance de son arc d’argent est terrible. Elle vient à nous sombre comme la nuit. Pourtant Apollon l’accompagne, Apollon guide légitime des États, Dieu qui les purifie... Oui, disons-le : la guerre est nécessaire à l’État, comme l’esclave à la société. »

Mais tout cela n’était encore que le prélude. Enfin, dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche, qui s’est entraîné par ailleurs au cynisme intellectuel, entonne le chant triomphal de la Brutalité prussienne. Malgré ses bizarreries voulues, ses ruses et ses réticences, ce livre est le plus sincère qu’il ait écrit, le plus dionysien et le plus nietzschéen. Il est sorti non