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alors d’être libérés de toute contrainte sociale, ils se dédommagent dans les pays incultes (sans kultur) de la tension d’un long internement, d’une longue contrainte dans la paix de la communauté. Alors ce ne sont que meurtres, incendies, viols joyeux. La superbe bête de proie blonde reparaît, qu’elle soit romaine, arabe, germanique ou japonaise, homérique ou scandinave[1]. »

Eh ! bien, mais il me semble que la voici, cette « superbe bête de proie blonde ! » Ils viennent de nous faire visite, ces gais et hardis compagnons que le farouche professeur saxon, le philologue moustachu de l’université de Bâle, avant d’être enfermé au cabanon des fous, saluait comme ses enfans chéris. Tous les signes précurseurs de leur avènement se sont réalisés à la lettre. Rien n’y manque, ni les incendies, ni les assassinats, ni les joyeuses luxures. Le monde soulevé d’horreur et de dégoût les a vus opérer en Belgique et dans le Nord de la France, à Louvain, à Malines et à Reims. Les ruines fument encore, les cadavres mal enterrés empestent les plaines…

Et nous nous étonnons d’un si complet retour à la barbarie, nous n’en sommes pas encore tout à fait revenus. Ce n’est pourtant point faute d’avoir été avertis. Voilà bientôt trente ans que ces sinistres visiteurs nous furent prédits par un ennemi sournois, qui nous aimait à sa manière. Et ses prédictions ne s’enveloppaient point, à leur ordinaire, dans les phrases apocalyptiques d’un Zarathoustra. Elles avaient, comme on en peut juger par les lignes précédentes, la limpidité et le son franc du cristal.

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En réalité, l’œuvre entière de Nietzsche est dominée par le fait capital de la guerre de 1870, et elle s’explique, d’un bout à l’autre, par l’ébranlement nerveux que la vue immédiate de la guerre produisit en cette sensibilité maladive.

Car Nietzsche fut malade presque toute sa vie, mais un malade de constitution robuste, qui lutte désespérément contre son mal et qui ne veut pas s’avouer vaincu par lui. C’est en qualité d’ambulancier qu’il suivit les débuts de la campagne. Il assista peut-être aux combats qui se livraient sous Metz. En tout cas, il parcourut les champs de bataille de Lorraine et ce court pas-

  1. La Généalogie de la Morale.