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prédécesseur, un de mes amis du mois de septembre dernier, homme énergique, loyal, qui a été exilé à la fin de février, sans qu’on ait pu m’en donner aucun autre motif que son manque de fanatisme à l’égard des rayas[1]. Je fais connaître à Fehrit Bey que la situation est très grave. En l’absence de toute mesure émanant de l’autorité, nous avons décidé de hisser le pavillon français sur quatre maisons nous appartenant, le rendant responsable de tout ce qui se passera sous nos toits. Il nous regarde d’un air surpris, nous répond, dans des termes analogues à ceux qu’employait à ce même moment Djavid Bey : qu’il n’y a rien à craindre et que le calme le plus absolu règne dans son caza. Il s’étonne que nous possédions un si grand nombre de maisons. Je lui réponds que je n’ai pas d’autres explications à lui fournir et que j’exige la protection de nos propriétés. Il insiste, nous disant que, si nous craignons pour notre sécurité, il nous donnera bien volontiers asile au konak[2]. Nous nous levons tous quatre indignés, en lui répondant qu’il parait connaître bien mal le caractère français. Devant notre insistance, il nous fait donner quatre gendarmes, accompagnés d’un commissaire, qui ont pour mission de monter la garde devant nos maisons.

L’après-midi se passe à confectionner par des moyens de fortune les pavillons, que nous faisons flotter au-dessus de nos portes, à effectuer notre déménagement, à aider les malheureux à entasser leurs ballots dans nos maisons trop petites, et à essayer de calmer la terreur qui les envahit. Je suis rempli du sentiment qu’on éprouve devant un malade irrémédiablement condamné, qu’on entoure de soins et d’illusions, le visage tranquille et serein, alors que la douleur poignante vous étreint.

A la (in de la journée, des crieurs publics parcourent les rues désertes, informant la population que la sécurité absolue règne dans le pays et que toute inquiétude doit être bannie. À ce moment arrive dans le port une petite canonnière, sur laquelle ont pris place l’évêque de Xanthoupolis et le secrétaire de la métropole[3]de Smyrne, M. Coronopoulo, avec une escorte de quelques gendarmes. Notre messager est bien arrivé dès le matin

  1. Chrétiens sujets ottomans.
  2. Sous-préfecture.
  3. Archevêché.