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l’honneur de nos plus anciens poèmes au génie français. Il a rompu avec la mode d’étranges largesses faites par trop des nôtres à l’Allemagne, de ce qui nous appartient. Cette prodigalité eut, jusqu’au milieu du XIXe siècle, une excuse. L’Allemagne d’alors n’était incommode à personne. Le nombre, les jalousies et l’équilibre de ses États lui interdisaient la prépondérance politique. Elle acceptait de ne pas dominer dans le monde de la force, et il lui suffisait qu’elle eût sa place dans celui de l’art et de la pensée. Elle avait les doctrines et les vertus des faibles, l’horreur des violences, le respect du droit, l’attachement aux bonheurs qui vivent de paix. Elle portait avec modestie la gloire de ses grands hommes et n’hésitait pas à les dire tributaires des nôtres. Quelque contrition de nos rudesses militaires contre elle, notre étonnement qu’elle nous gardât si peu de rancune et tant de bonne grâce, notre point d’honneur de ne pas être dépassés en générosité, enfin les prises d’une race qui semblait simple, douce, rêveuse, sentimentale, naïve, sur les délicatesses, les subtilités, les raffinemens, les complications de notre culture, inspiraient à l’intellect français ce goût de rendre à l’Allemagne justice jusqu’à l’injustice. Mais, tandis que nous l’aimions d’être telle, l’Allemagne devenait autre. En elle s’élevait une race impatiente de croître plus encore, et persuadée que la puissance militaire était l’instrument de cette grandeur. Elle faisait de l’armée l’institution fondamentale de l’État, poussait jusqu’au génie l’art de se rendre redoutable, d’employer tout, même les infiniment petits, au succès des ambitions sans bornes, elle avouait une antipathie naturelle contre les scrupules, les générosités, la pitié qui détournent des occasions et amoindrissent les résultats. La Prusse prétendait par surcroit à la maîtrise dans les domaines de l’intelligence pure, et envahissait par ses travaux de la paix les sciences exactes, l’archéologie, l’histoire, l’économie sociale, la critique religieuse et les affaires. Mais son esprit avait pourvu avec tant de prédilection à sa sollicitude principale et guerrière qu’il s’était moulé sur son œuvre et immobilisé en formes indélébiles. Partout il portait la même méthode, une exactitude systématique, un culte des détails, une certitude que les informations et les activités comme les soldats valent par le nombre, qu’il suffit d’accumuler les uns comme les autres et de les répandre par masses pour être maître sur tous les champs de bataille. Partout, il