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auraient-ils, après quatre, après six siècles d’indifférence, passionné soudain la foule au temps des Capétiens ? C’était l’évidence que les chansons de geste continuaient une vibration lointaine, et avaient recueilli et assemblé des poèmes vieux comme les dynasties disparues. Qu’eux-mêmes, il est vrai, eussent disparu plus encore et sans laisser aucun débris ne troublait pas Fauriel, « car il est de leur essence de se perdre et de se perdre de bonne heure[1]. » Perte ici plus naturelle puisque ces poésies, transmises par la tradition orale de dialectes provisoires, s’étaient éteintes avec eux pour renaître métamorphosées dans la langue nouvelle où s’essayaient les chansons de geste. L’art de Fauriel fut de donner à une hypothèse l’autorité d’une science.


III

En ce moment, l’Allemagne complétait sa doctrine sur la poésie primitive par une seconde affirmation. Cette seconde croyance, au lieu d’être comme la première une foi humanitaire, était une ferveur du patriotisme. La génération envahie, nivelée, labourée, du Rhin à la Vistule, par nos poussées révolutionnaires, puis unie dans sa révolte contre le commun envahisseur, gardait l’orgueil de cette revanche où elle avait connu par l’unité la force, et le deuil des morcellemens qui l’avaient rendue à la faiblesse. La légende de l’empereur Barberousse qui, endormi et non mort, doit revivre un jour les vieilles années de gloire, semblait l’image de l’Allemagne elle-même à plusieurs et, en attendant la résurrection, ils vénéraient la tombe, le passé. Les interprètes de cette piété, Uhland, Gœrres, Savigny, rappelaient la noblesse, l’unité, l’antiquité de leur peuple, et l’histoire de ses commencemens comme son titre indélébile à la prééminence. Alors ils accommodèrent ce rêve leur doctrine sur les poésies populaires et prétendirent la compléter par celle-ci. : L’unité de l’espèce trouve sa force d’ascension dans la hiérarchie des races. Toutes, soit différence dans leurs dons innés, soit différence dans l’usage qu’elles en font, ne montrent pas dans leur poésie populaire une pareille sensibilité d’émotions et une pareille noblesse de pensée. Leur œuvre est donc

  1. Fauriel, Histoire de la poésie provençale, II, p. 310.