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succédaient satisfaites de redire ces versets héroïques et pieux, sans s’inquiéter quand et par qui ils avaient été enseignés. Aux sentimens profonds leur plénitude suffit, ils ne songent pas à s’enquérir de leurs origines ; à se regarder passer, ils manquent d’esprit critique. Quand la vie abandonne une littérature, l’érudition s’y met. La vie est une synthèse en activité, et dans l’analyse, qui dissèque, il y a de la mort. Les chansons de geste furent exhumées par la critique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le temps le plus dissemblable de celui où elles avaient régné.

Le contraste fit le premier attrait de ce retour qui ramenait vers des œuvres simples et naïves une pensée devenue subtile et sceptique. Sa sécheresse avait parfois soif de sources fraîches. On sait l’amour de cette société si peu naturelle pour la nature. C’était une autre façon de revenir à la nature que se passionner pour les légendes, les poèmes, les chants des peuples primitifs. De là la ferveur qui rechercha et recueillit partout ces témoignages. Et comme le XVIIIe siècle était le siècle de l’a priori, son étude de ces documens fut gouvernée par le concept qu’il s’était fait de la nature humaine. Il avait décrété qu’elle est originairement bonne chez tous et que ses défauts sont les déformations produites dans sa rectitude native par les heurts de la société. L’essentiel pour les curieux d’alors n’était pas de constater les différences entre les races et leurs genres nationaux, puisque ces différences étaient une suite artificielle et tardive de la civilisation, mais de contempler dans ses plus antiques témoignages le génie primitif et son unité. Dès lors, découvrir et identifier les scribes qui avaient, dans chacun de ces témoignages, fixé la pensée de tous était vain comme serait vain de s’enquérir sur le graveur des notes quand on entend chanter le chœur. Il y avait dans cette réaction une part de justesse. Certains sentimens sont des forces spontanées qui naissent à la fois de toutes les âmes. Cette puissance cherche son verbe ; l’aptitude de quelques-uns à devenir la voix de tous, et la pression impérieuse de la volonté universelle sur ceux qui sont capables de la traduire s’unissent pour créer les œuvres populaires. La foule en est l’inspiratrice : pour leur donner crédit, il faut qu’elle se reconnaisse en elles, et il suffit que l’interprète ait été fidèle. On peut même dire que l’interprète de sentimens généraux ne les égale jamais. Car dans l’infinie surabondance des