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Et combien d’autres aussi, parmi ces « intellectuels » dorénavant fameux, combien d’autres dont les noms nous sont apparus là pour la première fois ! Voilà donc la liste complète des « sommités » littéraires, artistiques, scientifiques, de l’Allemagne d’aujourd’hui, — car le fait est que je ne sais guère de noms un peu connus que l’on n’y ait racolés ! Bien plus que par l’effronterie de son texte, le pompeux manifeste m’a frappé par cet aveu inconscient qu’il nous apportait de l’extrême pauvreté « spirituelle » d’une race déchue. Oui, en effet, c’est bien à ces seuls noms que se borne l’élite des artistes et des savans d’outre-Rhin !

Je me souviens de la surprise que j’ai ressentie lorsque, voici cinq ou six ans, ayant résolu de rendre compte ici de l’œuvre des nouveaux romanciers allemands, j’ai constaté que les plus adroits de ces auteurs de romans étaient encore infiniment au-dessous de tels médiocres conteurs de la génération précédente. Une surprise pareille m’a envahi devant la liste des « intellectuels » coalisés pour exalter le « militarisme » prussien. Quelle indigence en fait de poètes et de peintres, en fait d’historiens, et de sculpteurs, et de philosophes ! Que l’on songe à ce qu’aurait pu être cette liste, il y a quarante-quatre ans, que l’on se rappelle les principaux « intellectuels » d’alors et qu’on les compare avec ceux d’à présent ! Vainement l’Allemagne impériale a employé tous les moyens pour ravir à la France sa suprématie « spirituelle, » dépensant des sommes énormes à la création d’universités, d’écoles en tout genre, de somptueux musées. Tout cela pour aboutir enfin, malgré son fol orgueil, à devoir presque s’avouer impuissante : car ne l’avons-nous pas vue, depuis vingt ans, accorder de plus en plus sa faveur à des traductions innombrables d’œuvres étrangères, et n’est-il pas vrai que l’unique effort des directeurs de ses musées « modernes » a été, en dernier lieu, pour remplir leurs salles d’œuvres de nos « impressionnistes, » voire de nos « cubistes ? » Et puis, lorsqu’il s’est agi pour elle de « mobiliser » tous les représentans de son art et de sa pensée, ne pouvoir mettre sur pied que cette pauvre troupe, où une demi-douzaine de noms un peu notoires s’entourent de cinquante noms de « comparses » obscurs ! Aucun autre témoignage ne saurait nous démontrer avec plus d’éloquence le terrible danger que risque toujours de constituer, pour une nation tout de même que pour une personne particulière, l’arrivée trop subite d’un trop gros « héritage ! »


T. DE WYZEWA.