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Renan nous livrait son opinion définitive sur cette science allemande que personne, peut-être, n’avait d’abord admirée et vantée plus que lui[1]. Il l’avait admirée parce qu’il ne la voyait que de loin, parce qu’il s’en était fait d’avance une idée merveilleuse; et puis, à mesure qu’il l’avait pratiquée, force lui avait été d’en reconnaître la faiblesse secrète et les graves dangers. Pareille déception, est arrivée, avant comme après lui, à maints autres érudits ou chercheurs de chez nous, qu’avait un temps séduits l’apparence, éminemment « savante, » de la science d’outre-Rhin. Combien de fois j’ai entendu, pour ma part, des historiens, des critiques d’art, des musicologues, voire des physiciens ou des naturalistes, raconter de quelle façon l’expérience les avait amenés à changer d’avis sur la valeur de l’œuvre des plus fameux parmi leurs confrères allemands! Tantôt cette œuvre leur avait paru trop « en l’air, » et tantôt trop « à terre ; » tantôt leur raison s’y était offusquée d’une vaine hardiesse, et tantôt d’un servile respect pour des assertions antérieures dénuées d’autorité : mais toujours, par-dessous tout cela, c’était leur goût natif qui avait fini par ne pouvoir plus supporter, dans ces produits d’une science plus ou moins authentique, le manque trop complet de toute vie et de toute lumière, — le manque d’une certaine qualité littéraire indéfinissable sans laquelle l’effort le plus assidu risque de nous demeurer tristement inutile.

A quoi j’ajouterai que la science allemande d’aujourd’hui est encore bien déchue de l’état où l’avaient trouvée les contemporains de Renan. Tout de même que les autres manifestations de l’âme nationale, cette science a subi l’effet de l’atmosphère nouvelle résultant, pour l’Allemagne, d’un coup de fortune trop soudain et trop « colossal. » Ayant eu, pour ainsi dire, la tête « tournée » par l’ « héritage » imprévu de ses victoires d’il y a un demi-siècle, la race entière s’est prise dorénavant d’un funeste orgueil, qui n’a pu manquer d’exercer son action sur l’œuvre de ses savans aussi bien que sur celle de ses généraux ou de ses diplomates ; et notamment c’est chose incontestable que, sous l’influence de cet orgueil maladif qui la portait à se croire d’une espèce supérieure et privilégiée, la science allemande a perdu, elle aussi, quelques-unes de ses vertus « morales » de jadis. Elle est devenue moins consciencieuse, et, partant, moins sûre; avec des ambitions plus hautes (ou, en tout cas, plus bruyantes), elle s’est déshabituée de son ancien labeur; et l’on entend

  1. Les Évangiles et la seconde génération chrétienne, Calmann-Lévy, 1877.