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jambe si maigre ; des bandages traversés de sang. Sur ceux qui doivent attendre plus longtemps (notre antichambre est toute remplie), nous étendons serviettes et draps propres : en quelques minutes le sang les traverse. Nous achevons notre travail en silence, accablés de fatigue et de pitié.


19 septembre.

Les impressions, parfois, sont telles, qu’elles dépassent les mots. Peut-être je m’habituerai.

Cette nuit, j’ai été réveillé à 2 heures pour un soldat anglais qui venait de mourir. C’était m’appeler un peu tard. Et, de plus, il était anglican, comme j’ai pu le voir à sa médaille militaire : (C. E., Church à of England ; R. C, Roman Catholic). J’ai béni ce pauvre corps et l’ai accompagné, en priant, à la chambre mortuaire avec la nurse et le surveillant de nuit. On éteignait les lumières devant nous, pour ne pas émouvoir les malades des salles que nous traversions. Ensuite, dans les corridors sombres, ce fut le contraire ; on alluma l’électricité. Et j’aimais mieux cela : la mort n’est pas une chute dans les ténèbres. Arrivés à la salle funèbre, nous y avons trouvé un autre Anglais, mort après une opération. Il était là, seul, dans la nuit. J’ai prié pour lui.

Ce matin, j’ai absous un soldat qui n’a guère de chance d’échapper à la mort, la cervelle à nu, la moitié du corps paralysé, mais doué encore de toute sa raison et pouvant répondre par oui et par non aux questions qu’on lui pose. Une nuance de gratitude se trahissait, quoique difficilement, dans ses yeux immobiles, et des larmes, qui semblaient douces, à la fin, y sont apparues.

À midi, j’apprends que les docteurs ont travaillé jusqu’à 3 heures du matin. Il a fallu amputer bras et jambes atteints de la gangrène. La salle d’opérations n’était qu’une mare de sang, me dit un aide-infirmier.

Cet après-midi, j’ai donné l’absolution et l’extrême-onction à un Irlandais, qui n’a pas repris connaissance depuis qu’on l’a apporté. Il avait dans son portefeuille une lettre à l’adresse de sa mère. La nurse va y ajouter un mot, pour dire qu’il a reçu les derniers sacremens. Une espérance chrétienne adoucira l’affreuse nouvelle. Empereurs d’Autriche et d’Allemagne, si vous étiez là quand la mort s’annoncera dans ce pauvre foyer d’Irlande, et dans des milliers, des centaines de milliers