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pontificale passionne les esprits et captive l’attention. N’est-ce pas là chose curieuse en plein XVIIIe siècle, à cette époque d’incrédulité, lorsque les « philosophes » sont à la mode et que la libre pensée devient de bon ton ? Cette anomalie s’explique pourtant : en ce temps, où la guerre faisait rage, où la force des armes était le seul droit, le grand pouvoir moral du Saint-Siège se découvrait aux yeux du monde civilisé. En outre, depuis quelques années, les événemens avaient obligé la plupart des princes à recourir aux bons offices du Souverain Pontife. Pour s’affermir sur le trône de Pologne, l’électeur de Saxe avait eu besoin de Clément VII ; pour être reconnu roi de Naples, l’infant Don Carlos avait jugé utile de demander l’investiture de ce pape ; pour assurer l’Empire à sa fille unique, Marie-Thérèse, Charles VI avait sollicité l’appui du même pontife. Le roi d’Espagne, gêné dans ses ressources, attendait de Rome avec anxiété l’extension fructueuse de son droit de nomination aux bénéfices de son royaume ; le roi de France enfin comptait sur Rome pour apaiser ses Parlemens, aux prises avec les évêques sur la bulle Unigenitus et lancés dans une lutte qui ébranlait les bases mêmes de l’Etat. Presque tous les pays d’Europe étaient donc, à quelque titre, intéressés à la compétition ouverte au Vatican.

Or personne ne pouvait en prévoir le résultat. De mémoire de Romain, jamais conclave ne s’était annoncé aussi incertain. Le Sacré Collège était divisé en deux factions : l’une, groupée autour du camerlingue, Albani, comprenait les cardinaux de Clément XI et de Benoit XIII ; l’autre, rangée derrière le neveu du pape défunt, Corsini, se composait des « créatures » de Clément XII. Toutes deux étaient environ de même force, disposait chacune de vingt-cinq ou vingt-huit suffrages. Si ce nombre était insuffisant pour assurer à l’une ou à l’autre la victoire, puisque le Pape était élu aux deux tiers des votans, il permettait en revanche à chacun des partis de réduire son adversaire à l’impuissance. C’était donc aux « cardinaux de couronne, » dont la plupart étaient encore loin de Rome, qu’il appartiendrait de faire l’appoint nécessaire et de départager les voix. Mais ces retardataires se porteraient-ils tous sur le même candidat ? Ils viendraient au conclave, munis d’instructions sévères, et leurs princes respectifs n’avaient-ils pas trop à attendre du Souverain Pontife, pour s’accorder sur son choix ? « Faire le Pape pour