Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/471

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contemple, stupéfait. On se croirait en présence d’on ne sait quoi fléau surhumain, de quelque ravage sismique. Le cataclysme. Comment admettre que des mains d’hommes, de civilisés, ont ; méthodiquement commis un tel crime ?

Il convient de fixer, dès maintenant, cette histoire.

Et d’abord rappelons ce qu’est, ou plutôt, ce qu’était Senlis, fleur du Valois.

Il est, sur notre douce terre de France, de ces sites entre tous choisis où le ciel, la nature, la main des hommes et le travail harmonieux du temps composent un ensemble sans second. Senlis était un de ces lieux d’élection. Plus que partout ailleurs l’âme charmante de l’Ile-de-France y est sensible. On a écrit de bien jolies pages sur Senlis ; nulle n’égale la page de pierre, — cette pierre du pays « plus belle que celle de Saint-Leu, plus fine que celle d’Arcueil, » — que du XVe au XVIIIe les siècles avaient construite, ligne à ligne, avec les vieux hôtels aux noirs pans de lierre et ces églises aux flèches dentelées dont J.-M. de Heredia, après Gérard de Nerval, après Rousseau, écouta les cloches… Il résonnera encore, ce bruit « qui portait une douce mélancolie » aux âmes du philosophe d’Ermenonville et du rêveur de Mortefontaine. Mais sur quelle vision d’enfer !

Relisons, pour aviver nos regrets, les mots évocateurs de Jacques Boulenger. Avec ses arènes vénérables, ses murs ecclésiastiques, son clair ruisseau de la Nonette, Senlis détruit s’y perpétue, comme survit à l’étoile éteinte le rayon, et à la rose morte, le parfum… « La petite cité de bourgeois et de nobliaux continue de vivre sur le rythme d’autrefois, et tout y évoque un passé français : les honnêtes maisons qu’on y voit encore, en bonnes pierres bien taillées, ajustées de main d’ouvrier, comme la campagne mesurée qu’on découvre par-delà les cyprès du cimetière, la couleur des murailles, le ciel fin, l’air léger, la grâce des filles… Il faut errer sous les arbres antiques des cours et par ces rues qui ont conservé leurs noms : la rue Rouge-maille, la rue du Heaume, du Chat-Héret, du Puits-Saint-Sanctin, la rue aux Fromages ou celle aux Pigeons-Blancs. N’est-ce point au pied de ce mur, qui a gardé ses bornes et que festonne le lierre, que Des Grieux marchait en regrettant Manon ? M. de La Guéritaude ne logea-t-il point dans ce riche hôtel, précédé d’un portail somptueux ? Çà et là, dans un jardin, au coin d’une rue, dans une cave, le moyen âge, la Renaissance apparaissent :