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L’ALSACE FRANÇAISE.

égard une attitude de résistance calme et ferme, qui fut taxée immédiatement par son altière ennemie de rébellion agressive. Les intrigues de l’Autriche auraient déchaîné le cyclone européen pendant la guerre balkanique sans la modération et la longanimité de la Russie. On avait conclu la paix tant bien que mal et nos pacifistes innocens recommençaient à se livrer à leurs douces bergeries. Cependant l’atmosphère de l’Europe était surchargée d’électricité. Un nuage noir, sinistre et impénétrable, enveloppait cette énorme citadelle de guerre qu’est devenue l’Allemagne. La fin de l’année 1913 approchait. C’est alors que se produisit en Alsace, aux premiers jours de novembre, un incident qui révéla aux yeux de tous la haine grandissante amoncelée contre nous de l’autre côté du Rhin et la guerre sans merci que méditait, depuis vingt ans, l’état-major allemand. Je veux parler de l’affaire de Saverne.

Qu’on se remémore le fait initial. Il est typique de l’âme prussienne et de son système d’éducation. Un petit hobereau de la Prusse orientale, le lieutenant von Forstner, en garnison à Saverne, dans les Vosges, tout près de la frontière française, s’était mis en tête d’avoir raison de ces « têtes carrées d’Alsaciens » et de leur apprendre la manière allemande, die deutsche Art. À cet effet, il imagina un tour qui lui parut infiniment spirituel. Un matin, avant l’exercice, ayant rangé son peloton devant lui, il voulut forcer les soldats à dire l’un après l’autre « Ich bin ein Wackes, » ce qui, en patois alsacien, signifie : « Je suis un voyou. » Ordre d’ajouter : « Je crache sur le drapeau français. » J’atténue le verbe en le traduisant, pour épargner au lecteur l’ignominie de l’original. Tous refusèrent d’une seule voix en présentant les armes. Ils furent mis aux arrêts en bloc, non sans avoir été frappés à coups de crosse par les sous-officiers. L’épisode se renouvela plusieurs jours de suite. Une des victimes de cette infamie, ayant rencontré par hasard le rédacteur d’un journal de Strasbourg, lui raconta les faits. Celui-ci s’empressa de révéler au public le genre d’éducation que le militarisme prussien réserve aux jeunes Alsaciens et par lequel il se propose de lui inculquer la fameuse culture allemande, die deutsche Kultur, dont les professeurs parlent pompeusement, du haut de leurs chaires, comme d’une sacro-sainte révélation. : On était suffisamment renseigné sur la brutalité de la discipline prussienne, mais le fait était si inouï, si révoltant, qu’il fit le