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que par la valeur et le caractère des élémens qui la composent. »

C’est de cette autonomie morale que je veux dire un mot, car c’est elle qui s’est constituée chez les Alsaciens en ces vingt dernières années par un de ces mouvemens subits et irrésistibles qui soulèvent parfois l’âme collective d’un peuple. Ces lames de fond la bouleversent et la troublent un moment, mais, quand elles s’apaisent, on s’aperçoit que la mer est devenue transparente. Il s’est opéré une cristallisation de la conscience nationale.

Fouillant dans leur passé historique, les jeunes Alsaciens du vingtième siècle découvrirent que, ethnologiquement parlant, leur race était un composé d’élémens celtiques primitifs et d’élémens germaniques immigrés. Ils jugèrent que ce double sang, répandu sur une mince bande de terre, aux riches cultures, aux vastes horizons, entre le Rhin impétueux et les Vosges placides, aux forêts séculaires, constituait leur tempérament original. Bonhomie patriarcale et volonté tenace, une franchise un peu rude avec une bonté solide et une loyauté absolue, de l’ironie mordante pour se défendre, plus de sens pratique que de rêve et de mysticisme, plus de persévérance que de grandes envolées, mais le goût des idées générales et la capacité de comprendre les plus hautes aspirations de l’âme et de l’esprit, voilà le caractère alsacien dans ses traits les plus généraux. Les jeunes gens de 1900 le retrouvèrent en eux-mêmes indélébilement marqué. Si l’histoire les avait incessamment ballottés entre deux races et deux civilisations, ils s’étaient conservés intacts, à travers les temps, avec leur caractère, avide d’espace et d’avenir, comme le grand fleuve qui se hâte vers la mer lointaine, mais indestructible par ses souvenirs, comme les sommets des Vosges couronnés de roches celtiques et de châteaux en ruine. Ils se seraient bien gardés de rejeter les germes féconds que leur avaient apportés les grands génies de l’Allemagne d’autrefois comme les Herder, les Gœthe et les Beethoven, mais ils n’avaient rien de commun avec l’Allemagne impérialiste et pangermaniste. Ils avaient trop frémi d’enthousiasme au contact de la France chevaleresque et républicaine, ils avaient suivi avec trop de sympathie, dans ses hauts et ses bas, les fluctuations tumultueuses de sa littérature et de sa pensée. La France avait gagné leur cœur par sa grâce, sa courtoisie, la finesse de son goût, son amour de l’art et son sens esthétique. Enfin les