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L’ALSACE FRANÇAISE.

Sans appui d’aucun côté, les jeunes Alsaciens de 1890 se demandèrent ce qu’ils allaient devenir dans leur isolement. Quel rôle, quelle mission l’histoire implacable et la Providence mystérieuse leur assignaient-elles dans le monde ? Leur angoisse fut indicible. Serrés comme dans un étau, ils constatèrent qu’ils manquaient d’air respirable. Ils étouffaient. C’est alors que l’idée de l’autonomie leur apparut comme un modus vivendi provisoire, comme une ancre de salut dans le naufrage de leur individualité menacée jusqu’en ses derniers arcanes.

« Depuis quarante ans, dit M. F. Eckard, avocat distingué de Strasbourg, l’administration allemande fait miroiter devant nos yeux l’image d’une constitution indépendante, depuis quarante ans, nous nous laissons éblouir par ce mirage qui, chaque fois que nous croyons l’atteindre, s’évanouit dans le désert des espoirs chimériques. Nous demandons à être mis sur le même rang que les autres États de l’Empire. » Si une telle constitution avait été octroyée à l’Alsace, elle aurait obtenu, sous la surveillance d’un statthalter allemand, un parlement libre, nommé des fonctionnaires indigènes, voté et perçu les impôts et organisé elle-même son instruction publique comme les autres États de l’Empire. Mais un tel projet était irréalisable. Jamais ni l’Allemagne, ni l’empereur, pour lesquels l’Alsace n’est pas autre chose qu’un gage de la victoire, un champ de manœuvres militaires et un terrain d’exploitation industrielle, n’y auraient consenti. Le chancelier Bethmann-Hollweg parlait au Reichstag d’une constitution alsacienne, chaque fois qu’il voulait caresser les oreilles des socialistes par un air de flûte libéral, mais un discours du ministre de la guerre lui répondait aussitôt comme une canonnade pour faire voter un nouveau crédit militaire. Quant au Kaiser, il dit un jour ironiquement à un député alsacien : « Je vous accorderai une constitution, mais c’est moi qui resterai le seigneur du pays, der Landesherr. » On devine ce que ce mot avait d’absolu et de méprisant dans la bouche de cet autocrate effréné. Avouons que l’idée d’une autonomie de l’Alsace, sous la tutelle germanique, est la plus naïve des chimères. Autant faire garder la brebis par le loup. M. Eckard le savait sans doute en la réclamant, car il ajoute judicieusement : « L’autonomie a deux faces : l’une d’ordre politique et l’autre d’ordre moral… En somme, c’est l’autonomie morale qui est la plus importante, car un peuple vaut moins par sa constitution