Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/448

Cette page a été validée par deux contributeurs.
444
REVUE DES DEUX MONDES.

mili- prussien, mais trahir à la fois le génie français, sa tradition et sa mission libératrice dans le monde. La France ne voulait pas cependant prendre la responsabilité d’une guerre pour sa cause seule. Elle ne pouvait le faire que poussée à bout par l’Allemagne et avec l’approbation de l’Europe.

L’Alsace voyait donc reculer l’heure de sa délivrance dans un avenir de plus en plus incertain.

III

L’IDÉE DE L’AUTONOMIE, CRISTALLISATION DE L’ÂME ALSACIENNE

Une nouvelle génération avait grandi dans l’intervalle. Le régime prussien, qui dresse les hommes pour en faire des machines obéissantes, avait tout essayé pour la circonvenir. Il s’était même efforcé de se rendre agréable et de simuler l’innocence en rentrant ses griffes. À l’école comme à l’université, maîtres et professeurs avaient prêché sur tous les tons aux jeunes Alsaciens les splendeurs du nouvel Empire et les merveilles incomparables de la Kultur allemande. Pourquoi donc l’Allemagne, présente et toute-puissante, inspirait-elle à cette jeunesse une invincible répugnance, tandis que la France, absente et affaiblie, gardait pour elle tout son attrait et lui avait laissé au cœur une inguérissable nostalgie ? C’est que la nouvelle culture allemande ne parlait que de sa propre grandeur, de sa force matérielle et de sa supériorité morale, au nom de laquelle elle prétendait soumettre l’univers, tandis que l’âme française s’ouvrait généreusement à tous les peuples et à toutes les idées, essayant de les comprendre et de les juger sous la norme de l’humanité, ce concept de la tradition gréco-latine qui correspond à l’idée de la civilisation dans toute sa largeur. Mais comment devait s’y attacher la jeune génération alsacienne, puisque la dure politique l’en avait séparée et que, d’autre part, ses nouveaux maîtres s’étaient juré d’extirper en Alsace jusqu’au souvenir de cette France et de sa tradition ? « Attendez la revanche… » disaient les voix de plus en plus rares et plus faibles qui venaient de l’autre côté des Vosges. « Oubliez la France et faites-vous Allemands… ou nous vous écraserons ! » disaient les grosses voix, de plus en plus menaçantes, qui venaient de l’autre côté du Rhin.