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venir hospitalier m’était resté tout imprégné des couleurs les plus tendres et des parfums les plus savoureux de l’automne, — cette idée me pénétrait d’une joie si vive qu’il ne me souvient pas d’en avoir éprouvé de plus vive. Les émotions individuelles n’atteignent jamais l’intensité de ces grandes émotions collectives, qui accroissent le sentiment de notre personnalité en même temps qu’elles le purifient de toutes ses mesquineries égoïstes. Mon visage dut trahir une allégresse que d’ailleurs je ne songeais point à dissimuler, car mon voisin japonais me pria de lui communiquer mon journal, et, l’ayant lu, me dit : « Je vous félicite : nous serons tous heureux que vous repreniez l’Alsace-Lorraine. Vous êtes un grand peuple. Les grands peuples n’oublient jamais. »

Il est possible que cette entrée en Alsace ait été une médiocre opération militaire. J’ai entendu, au cours de mon voyage, des officiers anglais la blâmer. Mais les événemens ont souvent une importance symbolique très disproportionnée à leur importance réelle. Rappelons-nous la prise de la Bastille ! J’y pensais devant l’effet que cette nouvelle produisit sur les Japonais. De tous les étrangers, ils furent ceux dont le sentiment s’accorda le plus intimement avec le nôtre. Elle frappait leur imagination comme une première scène qui éclaire tout le sens de la pièce. Le temps que nous avions mis à laver l’injure de 70 attachait au drame qui commençait l’intérêt pathétique des vengeances longuement couvées. Ce peuple, qui ne s’est jamais lassé d’admirer ses Quarante-Sept Ronins, retrouvait inconsciemment dans le spectacle que nous lui offrions les traits les plus excitans de leur histoire. Pendant des années, la France, elle aussi, s’était tue. Comme le chef de la bande héroïque, qui endormait la vigilance de l’ennemi au bruit de ses débauches, elle avait laissé se propager dans le monde sa réputation de nation divisée, appauvrie par ses excès, enivrée d’oubli. Et soudain, au moment où ses amis découragés secouaient la tête, elle se redressait et prenait à la gorge, sur le lieu de l’ancienne insulte, l’ennemi qui l’avait tant fait souffrir. Ce fut, autant que j’en pus juger, sous ces couleurs romanesques, que notre premier succès s’imposa à la sensibilité populaire.

Les petites gens que je connaissais, les kurumaya même qui me conduisirent à l’Ambassade, avaient appris les mots d’Alsace Lorraine. Tous les yeux m’adressaient des regards de fête.