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glorieuse entre toutes ; elle en est à son septième commandant ; elle a vu le feu vingt fois depuis le commencement de la campagne ; elle y retourne avec allégresse, et, à regarder passer ces braves qui lui présentent les armes, le Roi se sent tout réconforté. A côté de la sienne qui a si durement combattu, il y a maintenant toute l’armée française.

Que voilà une belle scène, rapide et concentrée, une scène de tragédie shakspearienne, toute chargée de signification ! Nous sommes à un des momens décisifs de la guerre. La Belgique a tout donné d’elle-même, mais, en perdant ses villes, ses territoires, ses monumens, ses soldats, elle a créé son unité morale, et son âme nouvelle toute meurtrie, mais vibrante d’un sublime héroïsme, c’est dans le Roi qu’elle l’incarne. Albert Ier est pour son pays le héros national, ce sera demain le héros légendaire de cette guerre européenne. Car, dès à présent, sous nos yeux, la légende se forme : les anecdotes authentiques qui montrent le Roi accompagné de la Reine, combattant presque aux avant-postes, soutenant de son courage tranquille ses soldats fatigués, s’augmentent de ces détails que, seule, l’imagination populaire peut inventer. Elle sera belle et touchante, la légende, mais la réalité ne diminue en rien cette figure royale que le malheur a poétisée et que la victoire embellira encore.


Les Américains disent que l’occasion donne à chacun une chance à courir ; pour réaliser une belle vie, il suffit de ne pas manquer aux circonstances ; personne qui n’ait son heure de fortune. Le roi Albert de Belgique, se trouvant jeté soudainement au milieu des plus grands, des plus terribles événemens que l’Europe ait vus depuis un siècle, n’a pas été un instant inférieur à la chance redoutable qui se présentait à lui et il a mis à l’accepter une simplicité parfaite. Il y a longtemps qu’un prince n’est entré aussi noblement dans l’histoire.

Rien pourtant ne semblait l’avoir préparé à un tel rôle. Avant ces jours fatidiques, ce héros de la guerre de 1914 devait, dans son pays, sa popularité, qui était grande, précisément à ce qu’il ne semblait pas vouloir s’élever au-dessus de l’exercice normal de sa fonction. Or, la fonction royale, en Belgique, telle que la définit la Constitution, est très limitée. Nulle part, en Europe, la formule fameuse : « Le Roi règne et ne gouverne pas, » n’est