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mainmise de l’Allemagne sur la Turquie ; ce serait toute une histoire à écrire et elle dépasserait de beaucoup les limites de notre chronique. Depuis plusieurs années déjà ce travail d’enveloppement, d’envoûtement, se poursuivait sous les yeux de l’Europe qui ne se méprenait pas sur son caractère, mais qui laissait faire, lorsque l’incident relatif aux pouvoirs accordés au général Liman de Sanders a provoqué un éclat. La Russie a demandé des explications et a commencé à se fâcher. Le gouvernement ottoman, conseillé par celui de Berlin, a protesté de son innocence, rejeté loin de lui les noirs desseins qu’on lui prêtait et formellement promis de ne donner aucun commandement au général allemand. L’a-t-on cru ou a-t-on seulement feint de le croire ? il importe peu de le rechercher aujourd’hui. En fait, le général est resté l’âme toute-puissante de l’armée ottomane, et c’est à peine si son action s’est pendant quelque temps un peu dissimulée. On reconnaît la marque allemande dans cette manière sournoise et perfide de procéder, dont l’incident du Gœben et du Breslau a fourni plus récemment un autre exemple. Ces deux navires, après avoir tiré quelques coups de canon dans la Méditerranée et s’y être conduits à la manière des corsaires, ne s’y sentant plus en sécurité, se sont réfugiés dans les Dardanelles. La France, l’Angleterre, la Russie ont naturellement protesté et, de nouveau, la Porte a manifesté l’étonnement de l’innocence méconnue, calomniée : elle avait acheté le Gœben et le Breslau ; qu’y avait-il, que pouvait-il y avoir de plus régulier ? Les navires n’étaient plus allemands, ils étaient turcs : au reste, leur équipage allemand devait être débarqué et remplacé par un équipage à turban. Les trois puissances alliées se sont contentées de cette explication, doublée de la promesse qu’en aucun cas les deux navires ne joueraient un rôle pendant la guerre. L’ont-elles cru ? Elles ont feint de le croire, ne voulant pas alors pousser l’affaire plus loin. Mais si elles avaient pu s’y tromper, leur erreur aurait été bientôt dissipée. Aujourd’hui, le général Liman de Sanders commande l’armée et.l’amiral Souchon, un autre Allemand, commande la flotte ottomanes. Le Gœben vient de se distinguer de nouveau dans la Mer-Noire par une franche violation du droit des gens : deux villes russes ont été bombardées sans déclaration de guerre.

Cette déclaration, ce sont alors la Russie, la France et l’Angleterre, puis la Serbie qui l’ont faite, mais on peut dire qu’elles ne l’ont faite, que contraintes et forcées. Il semble que la Turquie ait, depuis assez longtemps déjà, désiré et cherché ce dénouement ; elle n’a négligé ni insolences, ni provocations pour l’amener ; elle y a finalement réussi,