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semblables à des sacs ! Ce sont des soldats allemands qui se reposent… Au loin le magasin à fourrages est en flammes… Ça y est !

Plus tard je saurai les événemens. En arrivant à Senlis les Prussiens ont raflé sur leurs portes, suivant leur habitude, plusieurs habitans, — qu’ils ont malmenés et entraînés avec eux pour les mettre devant leurs troupes. — Je suis sûr des faits, car je connais plusieurs de ces otages et deux de leurs femmes m’ont demandé hier d’avoir de leurs nouvelles… Ils prétendent que deux civils ont tiré sur eux. Le fait est controuvé.

Alors à la fin du jour, furieux, ils cueillent au hasard d’autres otages. Dès les premiers coups de feu, ils ont pris sur leurs portes : M. Dupuis, M. Painchaux, Mme Painchaux dans sa cave, Mme Pierre dans la rue, leur disant : « Allez, marchez, si les Français civils tirent, c’est par vos amis que vous serez atteints. » Ils prennent le maire et ils vont exercer d’effroyables représailles… qu’ils auraient peut-être exercées sans cela !

… La soirée vient. Je demeure dans le collège, abri de tant de malheureux ; je dîne avec la sœur dans l’ambulance. Elle est obligée de partir et je veille le blessé en attendant les événemens et peut-être les Allemands, s’ils viennent. — Henri avec les femmes de service a rejoint notre mère à Saint-Joseph sous les dernières balles égarées. — Le temps est long et, par les dernières fenêtres de la salle, je vois une lueur de plus en plus rouge : c’est toute la rue de la République qui flambe… Ils ont promené leurs torches. C’est atroce et splendide… Deux maigres bougies éclairent l’ambulance ; le blessé ne bouge pas. En bas, on a enseveli le mort en hâte.

Des heures passent, le temps parait pesant. Je vais à tâtons dans Saint-Vincent, puis je visite les malheureux réfugiés qui grouillent et somnolent dans les souterrains.

Après cela d’autres visions horribles : un blessé nous arrive dans la pénombre de l’ambulance. On le déshabille. C’est un malheureux soldat que l’infirmière est allé demander aux Allemands. Il se traînait dans les rues, perdant son sang depuis des heures. Jamais je n’oublierai la figure convulsée de cet homme, son corps sanglant, ses entrailles ouvertes. Il a six enfans, il répond aux paroles de M. le Supérieur, et il dit « qu’il ne recevra le bon Dieu que si on lui enlève ses balles. » Les ennemis l’ont achevé en lui tirant six coups de revolver dans le ventre et plus