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Français de cœur et d’éducation intellectuelle, a hérité de son père ce principe que le devoir d’un Alsacien est en Alsace. Et donc, il s’établira médecin à Colmar, et il se résignera à faire, comme volontaire, son service militaire en Allemagne. L’épreuve lui sera rude, et un moment même, comme Jean Oberlé, il songera à déserter. Mais il se raidit, et, pour faire honneur à sa race, des « irritations de sa sensibilité, » il va s’efforcer de « tirer une discipline. » Faire sentir à ses camarades, à ses chefs la supériorité morale et militaire du troupier de France, conquérir progressivement leur estime en se montrant un excellent soldat, sans jamais cesser de réserver l’entière liberté de ses sentimens intimes et sa parfaite « insoumission d’âme, » tel est le stoïque programme qu’il se dresse à lui-même, et qu’il parvient à réaliser. Le dernier jour de son service, il va prendre congé de son maréchal-des-logis chef, et apprenant que le pauvre homme vient de perdre une petite fille, au grand étonnement de ses camarades, il fait un détour pour commander une couronne. Le lendemain, à son réveil, il reçoit la visite de l’honnête soldat qui lui serre les mains en sanglotant : « Vous êtes vraiment un grand cœur, s’écrie-t-il, Monsieur Ehrmann. Au moment où je ne peux plus vous servir de rien ! Monsieur, on doit le dire, les Français ont plus d’humanité que les autres. » — « Plus d’humanité : » le mot est juste, et il va loin, et l’on voudrait qu’il eût été réellement prononcé. Et l’on conçoit que Paul Ehrmann se soit dit de son côté : « Il m’a traité de Français ! C’est le dernier mot que j’aie entendu de cette caserne et l’un de ceux qui, de ma vie, m’aura le plus donné de plaisir. »

Le volontaire Ehrmann est le symbole, peut-être un peu idéalisé, et même « héroïsé, » d’un état d’esprit qui, depuis une quinzaine d’années, semble être devenu assez général en Alsace-Lorraine. « Français ne puis, Prussien ne daigne, Alsacien suis : » cette devise était, hier encore, celle d’un nombre croissant de ces « enfans de l’Alsace » auxquels notre généralissime, il y a quelques semaines, adressait un si éloquent appel. Succédant à deux générations qui, meurtries dans leurs sentimens et leurs intérêts les plus respectables par une annexion sans aménité, avaient vécu dans un état de prostration farouche ou de morne abattement, et d’attente d’une prochaine « revanche, » une génération nouvelle s’est levée, plus réaliste, plus éprise d’action, plus souple à s’accommoder aux