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LA QUESTION D’ALSACE-LORRAINE.

article de M. Barrès lui-même sur le roman de M. Bazin. On y voit déjà percer très nettement et s’amorcer l’idée maîtresse qui sera celle d’Au service de l’Allemagne. La page est si belle qu’il faut la citer tout entière :

Il obéit à son grand-père, le vaincu de 70, plus qu’à son instinct propre et à sa confiance dans la vie, ce noble jeune homme qui passe la frontière et se réfugie chez nous. Certes, nous l’accueillons avec une grande sympathie, parce que nous avons besoin de ces bonnes races de l’Est qui manquent d’éloquence et qui prennent le temps de penser avant de parler, mais la scierie passera aux mains des Allemands ! A-t-il réfléchi là-dessus avec une parfaite abnégation ? Une influence germanique se substituera sur les pentes de Sainte-Odile à une famille terrienne, pleine, qu’elle le sache ou non, des forces et des voix de la France ! Jean Oberlé, généreux garçon que je salue avec respect, voulez-vous être un héros ? Ne quittez point l’Alsace ! — « Eh ! dit-il, qu’y puis-je faire d’utile, humble suspect en face d’un empire colossal ? » — Je ne vous demande point d’agir, mais seulement de vivre. Je ne vous demande même pas de protester, mais naturellement chacune de vos respirations sera une respiration rythmée par deux siècles d’accord avec le cœur français. Demeurez un caillou de France sous la botte de l’envahisseur. Subissez l’inévitable et maintenez ce qui ne meurt pas.

M. Barrès avait-il dans l’esprit son futur livre depuis quelque temps déjà quand il écrivait cet article, — qu’il intitulait bravement : Il ne fallait pas émigrer, ou bien a-t-il conçu Au service de l’Allemagne en lisant les Oberlé, et, pour ainsi dire, par réaction contre les Oberlé ? C’est ce que je ne saurais dire[1]. Ce qui, en tout cas, me paraît bien certain, c’est que, même s’il avait depuis longtemps déjà arrêté ce que j’appellerais volontiers sa philosophie de l’histoire de l’Alsace contemporaine, l’écrivain d’Au service de l’Allemagne, en lisant les Oberlé, a trouvé de nouvelles raisons d’y persévérer.

Si on la dégage des considérations générales ou des digressions « poétiques » qui, parfois, en ralentissent le développement, on peut résumer en deux mots le thème qui forme le fond d’Au service de l’Allemagne. Un jeune Alsacien, Paul Ehrmann, étudiant en médecine à l’Université de Strasbourg,

  1. Il se pourrait aussi que l’idée d’Au service de l’Allemagne eût été suggérée à M. Maurice Barrès par une longue nouvelle de M. René Bazin, le Guide de l’Empereur, dont je n’ai pas cru devoir parler parce qu’elle ne rentrait pas à proprement parler dans le cadre de cette étude, et où le romancier met en scène un Alsacien « au service de l’Allemagne, » et mourant même, comme eût pu le faire un soldat français fidèle à sa consigne, au service de son Empereur.