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une forte solution d’alun. » Chateaubriand, lui aussi, « la porte à sa bouche, » et « elle produit sur ses lèvres l’effet d’une forte solution d’alun. » Dapper signale un courant sur les côtes de Rhodes : ce courant ne manquera pas d’entraîner le vaisseau des pèlerins. Chandler, qui est monté souvent sur l’Acropole, « a observé que les corneilles voltigeaient autour du rocher, sans jamais s’élever jusqu’au haut du sommet. » Quand Chateaubriand, « du haut de l’Acropolis, verra le soleil se lever, » les corneilles de Chandler « qui nichent autour de la citadelle, mais ne franchissent jamais son sommet, » sortiront pour lui du rocher, et les premiers rayons d’un jour complaisant viendront « glacer de rose leurs ailes noires et lustrées. » A Mégare, où il n’est peut-être pas allé, la fièvre le prend en souvenir de Virgile, il retrouve sur le rivage les lavandières de Chandler, qui battaient leur linge depuis quarante ans ; et, comme il a de la chance, « l’Albanais qui le reçoit le régale avant son départ d’une de ces poules sans croupion et sans queue » auxquelles Chandler avait consacré une note érudite. Pourquoi non ? Un jour qu’il se demandait « où il pourrait courir afin d’attirer l’attention du public, » n’a-t-il pas rêvé qu’il remontait le Gange ? « Là, disait-il, je verrais la longue ligne noire et droite des bois qui défendent l’accès de l’Himalaya ; lorsque, parvenu au col qui attache les deux principaux sommets du mont Ganghour, je découvrirais l’amphithéâtre incommensurable des neiges éternelles ; lorsque je demanderais à mes guides… le nom des autres montagnes de l’Est, ils me répondraient qu’elles bordent l’empire chinois. » Ne croirait-on pas qu’il les a vues ? On entend presque la réponse des guides. Que de temples et de rivages il a « vus » ainsi, avec ses yeux intérieurs, en Palestine et en Grèce !

Après cela, irons-nous crier au « Tartarin ? » Quelle incompréhension et quelle faute de goût ! Même en l’allégeant çà et là de drames sans terreur et de naufrages sans risque, il reste, dans cet « itinéraire, » quelques rudes tempêtes, où il fallait être Breton pour se sentir à l’aise, quelques belles chevauchées ardentes et suffisamment périlleuses pour être honorables. Le vicomte de Chateaubriand ne voyage certes pas comme un petit bourgeois d’aujourd’hui, qui, son Baedeker en main, consacre à chaque chose sur sa route un temps strictement proportionné à son importance et fait une halte décente devant les