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en regard de l’Itinéraire de Julien, M. Edouard Champion a placé des fragmens de Chateaubriand, — rapprochemens toujours profitables, mais parfois inquiétans. Avec un plaisir qu’il ne dissimule pas, il souligne la divergence des textes : c’est de fort bonne guerre ; et cette annotation de Julien par Chateaubriand lui-même est tout à fait divertissante. Très souvent la note de Chateaubriand s’ajoute au texte pour en signaler les lacunes. Pendant que Julien somnolait, faisait ses comptes ou regardait distraitement devant lui, des événemens se passaient qui auraient dû émouvoir cette âme simple, à ce que croit M. Champion. Chateaubriand entre chez l’aga de Kircagach « complètement armé, botté, éperonné, avec un fouet à la main. » Un spahi trouve, l’attitude du Français irrespectueuse pour l’aga, « le saisit par le bras gauche et le lire de force en arrière. Je lui sanglai à travers te visage, dit Chateaubriand, un coup de fouet si bien appliqué qu’il fut obligé de lâcher prise. » Julien n’a rien vu ni rien entendu, car il ne souffle mot. — Dans le corridor du couvent de Jérusalem, deux jeunes soldats du pacha veulent plaisanter avec le chevalier franc et jouent un peu rudement avec lui. « Un de ces Tartares, passant derrière moi, me prit la tête, me la courba de force, tandis que son camarade, baissant le collet de mon habit, me frappait le cou avec le dos de son sabre nu. Le drogman se mit à beugler. Je me débarrassai des mains des spahis ; je sautai à la gorge de celui qui m’avait saisi par la tête : d’une main lui arrachant le barbe, et de l’autre l’étranglant contre le mur, je le fis devenir noir comme mon chapeau. » Ici encore Julien ne dit rien ; mais Chateaubriand ne dit point qu’il fût là et ne parle que du drogman. D’ailleurs, Julien aurait été là qu’il n’eût senti qu’un rapide frisson. Chateaubriand avoue lui-même que ces deux Turcs « n’étaient pas bien redoutables, car, à la honte de Mahomet, ils étaient ivres à tomber. » Il ne fut point désagréable à un descendant des Croisés de malmener sans grand risque quelques serviteurs d’Allah et de tirer la barbe à Turc. Tout cela, c’était « de la gloire pour se faire aimer. »

Julien, que personne n’attendait à l’Alhambra, n’avait pas besoin d’enregistrer ces menus faits. Il ne préparait point d’épopée et ne savait peut-être pas qu’il y avait eu des Croisés. Sa plume était inexperte à transposer sur le mode héroïque des aventures insignifiantes, telles que les rues de Paris pouvaient