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L’ALSACE EN 1814 ET EN 1914.

Et Saverne a illustré pour le monde, par la plus éclatante des leçons de choses, sans que ceux qui l’auraient pu si facilement aient eu l’idée de l’empêcher ou de l’arrêter, la mentalité militaire allemande, la situation de l’Alsace vis-à-vis de l’Allemagne. On a répété à ce sujet le mot de Mirabeau sur la Prusse : « Ce n’est pas un peuple qui a une armée, c’est une armée qui a un peuple. » Ici, l’armée de Prusse a un peuple qui est le peuple d’Alsace. Cette armée prussienne, elle opère en ce moment selon le pur esprit de Saverne. Le peuple alsacien, race de soldats : celle de Kléber !

Il faut avoir vu l’effet de l’affaire de Saverne en Alsace. On venait de parler de « lois d’exception. » Il y avait eu, l’année précédente, l’affaire de Graffenstaden, un incident d’ordre économique, qui avait manifesté au grand jour la pression, de plus en plus forte, sur le terrain des intérêts matériels ; elle avait pu soulever le pays entier, elle n’avait pas atteint l’Allemagne, ni le reste du monde. Avant, c’était la longue affaire de l’autonomie et de la constitution, cette constitution que l’empereur menaçait, à Strasbourg, l’année d’après, de « réduire en miettes » si l’Alsace n’était pas sage. C’était l’agression des pangermanistes, continuelle et brutale, contre tout ce qui était tradition alsacienne et sentiment alsacien. C’étaient les débats pour ou contre le français, l’émotion provoquée par l’inauguration du monument de Wissembourg. C’étaient tous ces menus faits de la vie alsacienne, dont le plus petit a son importance et sa signification, dont l’ensemble est une histoire, la plus grande et la plus émouvante qui existe pour nous. C’était tout ce qui s’est passé en Alsace depuis 1870[1].

Ce peuple comprimé releva la tête avec le sentiment de sa force et de son union. Il faut avoir vu cette joie muette aux yeux et au cœur de l’Alsacien. Saverne restait une victoire alsacienne, même après que Saverne eut montré ce que l’Alsace pouvait attendre de l’Allemagne pour l’aider à secouer le joug du militarisme allemand. « Les deux Allemagnes » n’en faisaient qu’une, et surtout pour l’Alsace ; Saverne venait de le prouver

  1. Pour l’histoire contemporaine d’Alsace-Lorraine, on peut consulter, en dehors d’études excellentes et sûres comme celles de M. Delahache qui ne touchent guère aux questions récentes, la collection des Cahiers alsaciens, continuation et extension de la « Chronique » de la Revue alsacienne illustrée, celle du Messager d’Alsace-Lorraine, les notes sur l’Alsace parues sous la signature E. Hattner dans les Cahiers mensuels de la « Ligue internationale pour le droit des peuples. »